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— Me montrer clément pour la gloire ?

La femme réfléchit un instant.

— Eh bien, oui, finit-elle par dire.

— Je vais conquérir ce système, maréchal. Avant peu. Dans cette entreprise, nous sommes partenaires, mais cela ne vous donne pas le droit de me dicter ma conduite.

— Bien sûr que non, Archimandrite, s’empressa de dire la femme. Je sais très bien ce qu’il convient de faire, mais je vous demande simplement de soigner la manière.

— J’ai bien entendu votre requête et j’en tiendrai compte.

Il avait déjà entendu quelqu’un utiliser cette phrase, mais il ne se rappelait plus où. C’était une excellente réplique, à condition de la prononcer d’une voix légèrement pompeuse : lentement, avec gravité, en gardant le visage inexpressif, de façon à ce que vos interlocuteurs soient persuadés de votre bonne foi. Si toutefois vous deviez ne pas appliquer leurs conseils, ce serait uniquement par esprit de contradiction, pour bien démontrer qu’il était contre-productif de vous forcer la main. C’était une tactique délicate, car elle pouvait encourager certains à vous faire faire des choses en vous demandant leur contraire. Ce qui revenait à accepter qu’ils aient un pouvoir sur vous – ou en tout cas à le laisser croire –, chose que l’Archimandrite n’était pas disposé à avaler.

Le pouvoir était tout. L’argent n’était rien sans pouvoir. Même le bonheur n’était qu’une distraction, un fantôme, un jouet. Le bonheur, on pouvait trop souvent vous en priver. Et puis, la plupart du temps, il impliquait d’autres personnes. Des personnes qui exerçaient un pouvoir sur vous et qui étaient en mesure de vous retirer ce qui, justement, vous rendait heureux.

Luseferous avait connu le bonheur. Il se l’était également vu arracher. Son père, le seul homme qu’il ait jamais admiré – et haï à la fois –, s’était débarrassé de sa mère quand elle était devenue moins attirante, alors que le petit Luseferous était adolescent, la remplaçant par une succession de maîtresses désirables mais sans âme, des jeunes femmes peu prévenantes, égoïstes, qu’il aurait voulu posséder et qu’il méprisait. Sa mère fut chassée. À jamais.

Omnocrate pour la Mercatoria, son père avait débuté en bas de l’échelle dans le complexe industriel de Leseum, où il occupait le poste de Peculan (fonction qui, de manière cynique, mettait l’accent sur le fait que ceux qui l’occupaient étaient forcés de se laisser corrompre pour pouvoir vivre dignement, s’exposant à de possibles déconvenues). Après avoir été promu Ovate, il avait grimpé les échelons un à un jusqu’à devenir Diégésien. Successivement, on lui avait confié l’administration d’un quartier, d’une petite cité industrielle, d’une ville de taille moyenne, d’une grande ville, d’une capitale continentale. Alors, profitant de la mort de son supérieur hiérarchique dans les bras de leur maîtresse commune, il fut nommé Appariteur. Il choisit d’épouser sa maîtresse tueuse. Celle-ci, sans doute parce qu’elle était devenue trop exigeante, connut aussi une fin tragique.

Luseferous ne sut jamais le fin mot de l’histoire.

Lui-même n’avait jamais parlé à personne de la relation qu’il entretenait avec la jeune femme.

Plus tard, son père fut nommé Peregal, chargé d’une grappe de stations orbitales, puis d’un continent, puis d’une lune de belle taille. C’était une fonction très prestigieuse, gratifiante et bien rémunérée, dans un ensemble de systèmes interconnectés tel que Leseum. À ce moment-là, pour la première fois de son existence, il avait paru satisfait de sa position. Il était plus détendu, plus prompt à profiter de la vie.

Mais son ascension se termina là. Alors qu’il briguait le poste de Hierchon, son père, qui avait amassé une fortune considérable en dispensant l’argent du contribuable selon son bon vouloir et en faisant signer des contrats publics à des marchands et fabricants choisis par ses soins, doubla un de ses Appariteurs dans une affaire mineure, vraiment insignifiante, et se fit aussitôt dénoncer et destituer pour corruption active. Ce qui permit au jeune Appariteur en question de lui prendre sa place.

Convaincu qu’il ne pourrait jamais concurrencer son père sur son propre terrain, Luseferous, que la nature de la religion et de la foi intriguait depuis toujours, avait rejoint la Cessoria quelques années plus tôt. Au moment du procès de son père, il était séminariste, aussi put-il accompagner ce dernier jusque dans ses derniers instants afin de recueillir sa confession. Au début, l’homme s’était montré courageux, avant de craquer complètement. Il avait pleuré, supplié, promis tout et n’importe quoi (en particulier les choses qu’il avait déjà perdues), s’était accroché à la robe de son fils en hurlant, en implorant, en y enfouissant son visage. Luseferous savait qu’on les regardait et que ce moment serait déterminant pour son avenir. Aussi l’avait-il repoussé sans ménagement.

Son ascension au sein de la Cessoria fut fulgurante.

Il ne serait jamais aussi puissant que son père, mais il était intelligent, capable et respecté, et il officiait dans une branche moins dangereuse, quoique influente, présente aux quatre coins de cette métacivilisation qui comptait parmi les plus grandes que la galaxie ait connues. Il était d’ailleurs satisfait de son sort et n’imaginait pas se mettre dans une position délicate en prenant les risques qu’avait pris son père.

C’est alors que survint la Déconnexion. Tous les portails furent détruits dans un volume comprenant des millions d’étoiles. Les systèmes situés autour de Leseum furent plongés dans les ténèbres, projetés dans le passé, comme au temps de l’Effondrement des Artères. Heureusement, les systèmes directement reliés à Leseum n’eurent pas à souffrir, du moins pendant les quelques millénaires qui suivirent, jusqu’à ce qu’une chamaillerie liée à l’Éparpillement, un différend sans importance opposant trois factions jusque-là inconnues – et dont personne ne voulut plus jamais entendre parler –, provoque la destruction du portail de Leseum9 IV, isolant du reste de la galaxie civilisée un énorme volume d’espace.

Alors, tout changea, y compris ce qu’il fallait faire pour conserver son pouvoir, y compris la liste des personnalités pouvant espérer atteindre le sommet de la pyramide.

Malgré tout ce qui les différenciait, son père avait appris à Luseferous tout ce qu’il savait. Par exemple, il lui avait démontré que l’existence ne stagnait jamais, qu’elle était ascension ou chute. Évidemment, il valait mieux connaître une ascension permanente, quitte à marcher sur les autres, à les enfoncer, à s’en servir de marchepied. Le vieil adage selon lequel il fallait être bon durant son ascension pour être bien traité lors de sa chute n’était pas sans fondement, mais c’était une attitude défaitiste, un truisme de perdant. Il n’y avait rien de tel qu’une montée permanente et ininterrompue. D’ailleurs, la pensée de ce qui risquerait de lui arriver s’il rencontrait ses nombreuses victimes – celles qui avaient survécu – lors d’une hypothétique dégringolade suffisait à le persuader de ne jamais cesser d’avancer, de ne jamais envisager la défaite. En compétiteur né, il s’attaquait constamment à de nouveaux challenges, entreprenait toujours de nouvelles conquêtes, cherchait constamment à évoluer, à découvrir d’autres horizons.

La vie était un jeu, aussi fallait-il jouer. C’était peut-être bien la vérité ultime qui se cachait derrière La vérité, la religion dans laquelle Luseferous avait été élevé en tant que membre obéissant de la Mercatoria. Rien de ce que vous faisiez ne comptait réellement, n’avait de conséquence, car tout n’était – ou n’était pas – qu’un jeu, une simulation. C’était pour de faux. Même ce Culte des Affamés, dont il était le chef, n’était qu’une invention, un amusement au nom pompeux, choisi parce qu’il sonnait bien. Une variante de La vérité, avec quelques modifications destinées à tester la crédulité de ses semblables. Les gens étaient prêts à avaler n’importe quoi. Vraiment. Il en existait quelques-uns – une infime minorité – que tout cela consternait. Mais, dans l’ensemble, c’était une formidable occasion de tirer parti des faibles d’esprit.