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Évidemment, il fallait accepter de paraître cruel. Évidemment, les gens vivaient, souffraient et mouraient en vous haïssant. Et alors ? Tout cela n’était peut-être qu’une illusion.

Et, si c’était vrai, cela signifiait que la vie était une lutte permanente. Il en avait toujours été ainsi, et il n’y avait aucune raison pour que cela change. Soit on admettait cet état de fait et on en assumait les conséquences, soit on se persuadait que le progrès et la civilisation rendaient ce combat obsolète, et on acceptait de chuter, de se faire exploiter, de devenir une proie, de la nourriture pour les puissants.

Il se demanda à quel point ces Dissidents, censés être féroces et sans foi ni loi, comprenaient cette vérité de base. Ils permettaient aux femmes de s’élever au sommet de la hiérarchie militaire, ce qui n’augurait rien de bon. Le maréchal ne semblait pas avoir compris que sa promesse de suivre ses recommandations n’avait strictement aucune valeur.

— Merci infiniment, Archimandrite, dit la femme.

Il sourit.

— Vous resterez un peu, j’espère ? Nous avons organisé un banquet en votre honneur. Nous avons tellement peu d’occasions de nous détendre, ici, parmi les étoiles.

— C’est un honneur, Archimandrite, dit le maréchal en s’inclinant de cette manière si peu respectueuse.

Et nous allons essayer de nous soutirer mutuellement des informations toute la soirée, pensa-t-il. Mon Dieu ! comme ce sera amusant. Une planète à piller par jour, c’est tout ce que je demande.

* * *

— Vous avez une idée de l’endroit où nous nous trouvons ? émit le colonel à l’aide d’un faisceau laser, le plus sûr moyen de télécommunication dans ce milieu hostile.

— Zone zéro, au-dessus de l’équateur, répondit Fassin. Quelque part devant la plus récente des grandes tempêtes, à dix ou vingt mille kilomètres du Feston de l’Oreille. Je suis en train de vérifier la dernière mise à jour envoyée par les Habitants avant notre éjection.

Ils flottaient dans un tourbillon lent, autour d’une source d’ammoniaque au diamètre comparable à celui d’une petite planète, deux cents kilomètres sous le sommet de la couche nuageuse. À l’extérieur, la température était relativement douce selon les standards humains. Dans toutes les géantes gazeuses, il y avait des zones où, en théorie, un homme aurait pu subsister sans aucune protection, exposé aux éléments. Subsister, certes, mais en position allongée, et dans un lit de gel protecteur, poids multiplié par six oblige. Et puis, il y avait le problème de l’atmosphère très pauvre en oxygène – problème non rédhibitoire, à condition de s’emplir les poumons de gel filtrant –, celui de la pression atmosphérique colossale, celui de la douche incessante de particules chargées. Les conditions n’étaient manifestement pas idéales, mais c’était ce que Nasqueron avait de mieux à offrir.

Pour le colonel Hatherence, il faisait un peu trop chaud. En général, les Oerileithes préféraient les températures qui régnaient à plus haute altitude. L’officier avait clamé haut et fort que son scaphandre était en parfait état et qu’il lui était possible de s’aventurer n’importe où, y compris dans le vide interstellaire ou au cœur de Nasqueron, où la pression était un million de fois supérieure à ce qu’ils connaissaient actuellement, et où la température atteignait la moitié de celle qui régnait à la surface d’Ulubis. Fassin préféra ne pas entrer dans cette compétition puérile. Son gazonef aussi était capable d’évoluer dans l’espace en cas d’urgence. En revanche, il n’avait jamais été testé à des profondeurs extrêmes.

Il avait essayé de contacter Apsile, mais n’avait reçu que des parasites. La grille de positionnement passif fournie par les satellites équatoriaux était bien accessible, mais incomplète, ce qui indiquait que certains satellites n’étaient plus là, ou étaient défaillants.

Être en mesure de vous positionner sur la carte de n’importe quelle géante gazeuse était très important, mais cela ne suffisait pas. Au cœur de la planète, il y avait un noyau solide, une masse sphérique grosse comme dix fois la Terre et noyée sous soixante-dix mille kilomètres d’hydrogène, d’hélium et de glace. Il y avait même des puristes pour appeler « surface » la transition entre ce cœur rocheux et le liquide à haute température et haute pression qui le recouvrait. Difficile, toutefois, de prendre cette définition au sérieux. Après la glace – techniquement, il s’agissait bien de glace, malgré les vingt mille degrés qui caractérisaient cette eau solidifiée par la pression –, on trouvait quarante mille kilomètres d’hydrogène métallique, puis une couche de dix mille kilomètres d’hydrogène moléculaire qu’il était possible, à condition d’être un peu poète, de considérer comme un océan.

Au-dessus, dans les strates relativement fines – quelques milliers de kilomètres tout au plus – et complexes qui se succédaient jusqu’à l’espace vivaient les Habitants, dans des ceintures s’enroulant les unes autour des autres, dans les tourbillons de gaz – ornés de tempêtes, grandes et petites, bouleversés par des remous, décorés de festons, de barres, de tiges, de bandes, de voiles, de colonnes, de touffes cotonneuses, de creux, de bouillonnements, de panaches, de rafales de subduction – qui gainaient la planète. Là où vivaient les Habitants, là où il y avait de l’animation, il n’existait pas de surface solide, pas de paysage qui durât plus de quelques milliers d’années, à part les bandeaux de gaz qui se bousculaient incessamment et les grandes roues atmosphériques qui constituaient les rouages mal assemblés de cette boîte de vitesse de cent cinquante mille kilomètres de diamètre.

Les satellites équatoriaux étaient supposés se maintenir en orbite géostationnaire et suivre les mouvements de la zone tropicale, à partir de laquelle il était plus ou moins possible de se repérer. Mais ce n’était pas simple, car tout était en mouvement. Les zones et ceintures étaient relativement stables, mais elles changeaient de position et se croisaient à des vitesses comparables à celle du son. Elles étaient déformées par des tourbillons aux mouvements erratiques, compressées et remuées par des tempêtes géantes, telle la Grande Tache rouge de Jupiter, à cheval entre deux ceintures circulant dans des directions opposées, à la façon d’un vortex géant produit par des courants antagonistes, qui se développaient, faisaient rage, se calmaient lentement au cours des siècles, sans que l’humanité ne remarque rien. Dans une géante gazeuse, tout évoluait, tournoyait, allait et venait, malmenait les concepts humains de « surface », « territoire », « terre », « mer » et « air ».

Si l’on ajoutait à cela les effets d’un champ magnétique extrêmement puissant, les déferlantes de radiations intenses et l’échelle titanesque de l’environnement – on aurait pu faire disparaître une planète grosse comme la Terre ou Sepekte dans une tempête de taille moyenne –, les capacités du cerveau humain étaient rapidement dépassées.

Et encore, c’était sans compter l’attitude trop souvent taquine – pour rester poli – des Habitants, si prompts à jouer avec les données cartographiques de la planète et à lancer des défis à leurs visiteurs étrangers.

— Je croyais que nous en serions entourés, remarqua le colonel.

— D’Habitants ? demanda Fassin en étudiant des schémas et des graphiques complexes censés les aider à se situer.