(— Chut ! envoya Fassin à l’officier.
— Non ! répondit l’Oerileithe.)
— Quels navires ? fit l’Administrateur, qui parut perplexe.
— Vous avez des nouvelles de Sepekte ? demanda Fassin pour détourner son attention.
— Aucune. Dites-moi, reprit l’Administrateur en fixant le jeune homme, était-ce pour me poser ces questions que vous souhaitiez me voir ? Pour vous enquérir de l’état de lunes et de planètes lointaines ?
— Non, pas du tout. Je souhaitais vous parler, car j’ai peur qu’une menace pèse sur Nasqueron.
— Ah bon ? laissa échapper Y’sul.
Même Hatherence s’était tournée vers lui.
— Une guerre est sur le point d’éclater parmi les Rapides, dit Fassin à l’Administrateur. Ulubis sera directement menacée, et il n’est pas impossible que certaines des factions concernées tentent d’impliquer Nasqueron et ses Habitants dans ce conflit.
L’Administrateur recula un peu et rétracta ses collerettes, l’équivalent nasquéronien d’un froncement de sourcils.
(— Commandant ? envoya le colonel. Vous n’aviez rien dit de tout cela. D’où tenez-vous ces informations ? Y a-t-il encore des choses que vous ne m’ayez pas révélées ?
— Des centaines. Non, j’essaie juste d’attirer leur attention. Par ailleurs, je vous rappelle qu’il est extrêmement impoli de s’envoyer ainsi des signaux au milieu d’une conversation.)
L’Administrateur continua de regarder Fassin pendant quelques secondes, puis se retourna vers Y’sul.
— Cet humain est-il fou ? demanda-t-il.
— Oh ! cela dépend du sens que vous prêtez à ce mot, répondit Y’sul d’un ton raisonnable.
— Nasqueron pourrait subir d’autres bombardements, insista Fassin. Voire un raid plus massif.
— Ha ! lâcha Y’sul dans un éclat de rire.
— Nous ne sommes pas sans défense, humain Taak ! s’exclama l’Administrateur d’une voix forte.
Non, mais vos vaisseaux spatiaux sont des antiquités décrépites et vos défenses planétaires ne sont aptes qu’à arrêter des cailloux, pensa Fassin avec lassitude. Vous parlez de vous défendre, mais si les envahisseurs venus d’Épiphanie Cinq décident d’attaquer, ou si la Mercatoria décide que je suis mort et qu’il y a des manières plus brutales et moins polies de récupérer le contenu de la bibliothèque de Valseir, vous ne pourrez pas grand-chose pour les arrêter. D’après ce que j’ai vu, un seul destroyer de la Navigarchie serait en mesure de venir à bout de votre planète tout entière en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.
— Certes, dit-il. Néanmoins, je vous demanderai de faire suivre cette information à qui de droit. Vous vous défendrez mieux si vous vous préparez à les recevoir.
— J’y penserai, se contenta de répondre l’Administrateur d’un ton neutre.
Et merde, pensa Fassin. Tu vas tout foutre en l’air en gardant cette information capitale pour toi.
Y’sul regardait vers le ciel.
— Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda-t-il.
Fassin connut alors un véritable moment d’horreur. Il suivit le regard de l’Habitant. Un cylindre de deux mètres de haut, épais et doté d’une hélice, flottait dans les ténèbres juste au-dessus des pétales ouverts du toit en diamant. La chose pointait un objet long et de couleur sombre dans leur direction.
L’Administrateur grogna.
— Oh ! non. Les médias !
— Sholish ! Espèce de grignoteur de croûte sans cervelle. Ma seule belle cuirasse ! Tu n’es qu’un déchet gazeux.
Y’sul jeta une partie de son armure vers son serviteur. La plaque de carbone virevolta à travers la pièce en changeant plusieurs fois de couleur pour s’adapter au décor, manquant de peu plusieurs Habitants – qui furent contraints de se baisser, de sauter ou de se pencher –, dont Sholish. Elle se ficha dans un panneau d’Arbre Flottant en produisant un son creux. Sans laisser au morceau de matériau composite le temps de changer une nouvelle fois de couleur, le serviteur l’arracha de la paroi et disparut en marmonnant dans une pièce adjacente.
— Excusez-moi…, dit sèchement Hatherence à un Habitant qui venait de la bousculer violemment pour se mettre hors de portée de la pièce d’armure.
— Je vous excuse ! répondit l’Habitant avant de reprendre sa conversation avec un autre ami d’Y’sul.
Celui-ci se préparait à quitter Hauskip et à partir en guerre avec Fassin et l’Oerileithe. Sa nouvelle tenue de combat était arrivée le matin même (décidément, son prestige augmentait de jour en jour !), en même temps que divers cadeaux offerts par ses amis et ses parents, lesquels avaient cru plus approprié de venir les apporter en personne. Ces présents étaient pour la plupart inutiles et parfois même dangereux. Ils étaient souvent accompagnés de conseils nombreux, contradictoires et dispensés d’une voix forte, ostensiblement paternaliste.
Excité et flatté par sa popularité soudaine, Y’sul avait invité tout le monde dans son dressing. Pendant qu’il essaierait ses nouveaux vêtements et accessoires et qu’il vérifierait son antique armure, héritée de sa famille, ses amis pourraient manger un morceau. Fassin compta plus de trente Habitants dans la pièce, qui était certes l’une des plus grandes de la demeure en forme de roue. Selon un vieil adage, un Habitant seul préparait forcément une dispute ; deux Habitants, une conspiration et trois Habitants, une émeute. Fassin ignorait ce qu’étaient supposés faire trente Habitants réunis dans la même pièce, mais il était certain que cela n’avait rien à voir avec le silence et la subtilité.
Le bruit se répercutait sur les parois incurvées. La tenue de guerre était elle-même très bruyante ; des motifs expressifs, pareils à des œuvres d’art géométriques, se dessinaient sur les pans d’épiderme visibles. Des bavardages magnétiques tourbillonnaient en tous sens, les infrasons rebondissaient d’un mur à l’autre. Un mélange entêtant de phéromones baignait la pièce dans un courant frénétique d’hilarité.
— Ne pourrions-nous pas chercher un autre Gardien/Mentor que celui-là ? demanda Hatherence en s’appuyant contre une paroi à côté de Fassin, afin de permettre à un nouvel invité chargé de cadeaux de passer.
— Pas vraiment, répondit Fassin. Y’sul a énormément perdu en prestige au sein de la Guilde des Gardiens/Mentors lorsqu’il a accepté de prendre sous sa coupe mon oncle Slovius. Depuis, les choses se sont arrangées pour lui, mais il a fait preuve d’un grand courage. Peu d’entre eux seraient disposés à accepter ce type de déconvenue. Repartir de zéro pour trouver quelqu’un d’autre pourrait prendre des années et nécessiterait l’accord préalable d’Y’sul.
Quelque chose de petit, rond, rose et collant atteignit le scaphandre du colonel et y resta collé. L’officier s’en débarrassa aussitôt.
— Quelle est donc cette chose ? demanda l’Oerileithe, exaspérée.
— Oh, juste un signe d’hospitalité, répondit Fassin, l’air résigné.
Dans toute la salle flottaient et dérivaient des fruits, des boules de barbe à papa, des lustres en forme de buisson à caoutchouc, des plateaux chargés de sucreries, des ballons d’ambiance, des narcopâtes, des suppositoires. Les invités se servaient, mangeaient, ingéraient, reniflaient, frottaient, inséraient dans diverses parties de leur anatomie. Le boucan était de plus en plus insupportable et semblait augmenter avec le nombre des collisions – preuve s’il en était que les Habitants étaient en train de prendre du bon temps (bousculades, excuses ostentatoires, changements subits et inquiétants de position, bientôt suivis par des éclats de rire rauques, comme un invité comprenait que son ami avait un peu de mal à flotter droit).