— Mon Dieu ! envoya Fassin. J’ai bien l’impression que cette réunion improvisée est en train de tourner à la fête.
— Ces gens sont-ils intoxiqués ? demanda Hatherence, manifestement choquée.
Fassin la regarda longuement, incrédule.
— Colonel, quand ne le sont-ils pas ?
Un bruit sourd et un glapissement retentirent dans le coin de la pièce où flottait Y’sul. Un fruit explosa en plein vol et tomba mollement sur le sol. Tout autour, les invités nettoyaient leurs vêtements souillés.
— Oops ! fit Y’sul, tandis que les autres éclataient de rire.
— Dites-moi qu’il n’est pas le seul guide qualifié de cette planète ! insista le colonel. Et les autres Voyants ? Ils doivent avoir des guides, eux aussi !
— Ils en ont. Mais ce sont des relations particulières, exclusives. Abandonner son Gardien/Mentor serait une insulte terrible. C’en serait terminé de sa réputation.
— Commandant Taak, nous ne pouvons pas nous permettre de sombrer dans la sensiblerie ! S’il existe une chance de trouver un guide plus compétent, moins stupide, nous nous devons de la saisir.
— Les Gardiens/Mentors appartiennent à une Guilde, colonel. C’est, en quelque sorte, un marché fermé. Lorsque vous jouez un mauvais tour à l’un d’entre eux, vous avez tous les autres sur le dos. Oh, nous pourrions quand même trouver un clown pour nous servir de guide, de mentor, de gardien – nous aurions même l’embarras du choix –, mais il serait forcément jeune et stupide, ou vieux et excentrique. Enfin bref, absolument pas fiable, et certainement plus doué pour attirer les ennuis que pour nous en protéger. Pour commencer, la Guilde le harcèlerait, et les autres Habitants refuseraient de nous adresser la parole. Les bibliothécaires, les archivistes, les antiquaires, les exospécialistes – en d’autres mots, tous ceux à qui nous avons besoin de parler – nous rejetteraient comme des pestiférés.
Ils se poussèrent pour laisser passer Sholish, le domestique d’Y’sul, qui revenait avec une cuirasse en deux parties polie comme un miroir. Sholish était un adolescent. Il n’avait que quelques siècles, n’avait pas fini sa croissance et était tout maigrichon. Avoir un serviteur plus jeune (au moins deux générations d’écart) était très fréquent sur Nasqueron, en particulier chez les Habitants qui se donnaient la peine d’exercer une profession nécessitant un long apprentissage. Ainsi, les jeunes gens pouvaient-ils profiter de l’expérience de leur employeur. Les maîtres les plus ouverts considéraient leurs serviteurs plus comme des apprentis que comme des domestiques. Il en était même pour les traiter en égaux, mais c’était une aberration extrêmement rare.
Y’sul, pour sa part, n’était pas vraiment un sentimental.
— Ah ! c’est pas trop tôt, espèce de verrue phlegmoneuse, de créature sans cervelle ! hurla-t-il en lui arrachant la cuirasse. Tu l’as forgée et montée toi-même, ma parole ! Ou alors tu t’es tout simplement perdu dans la contemplation de ton propre reflet, hein ?
Sholish marmonna quelque chose, puis se retira.
— Je n’arrive pas à me faire à l’idée que nous soyons à ce point impuissants, commandant Taak, envoya le colonel.
Fassin se retourna pour faire face à l’Oerileithe.
— Vous savez, notre présence ici est tout juste tolérée. Les Habitants sont parfaitement capables de nous renvoyer définitivement chez nous sur un simple coup de tête. Ils ont déjà fait cela avec des espèces entières, et on n’a jamais compris pourquoi. Vous vous levez un matin, et vous découvrez que vous et les vôtres n’êtes plus les bienvenus sur cette planète. En général, cela n’arrive pas aux espèces nouvellement civilisées, mais il n’existe aucune garantie. Il leur arrive parfois d’en avoir assez de certains individus – je l’ai déjà vu – sans aucune raison valable. À chaque fois que je reviens ici, je me dis que ce pourrait très bien être la dernière, qu’en dépit de la gentillesse avec laquelle on m’accueille la plupart du temps – (le colonel eut un sourire sceptique) – je ne suis pas à l’abri d’un changement radical d’humeur. En fait, ils peuvent nous convoquer d’un moment à l’autre pour nous annoncer que nous avons une journée pour quitter leur planète, après quoi nous serons traités comme du gibier.
» Les Voyants connaissent cette angoisse à chaque fois qu’ils viennent effectuer des recherches ici. Disons qu’on est obligé de s’y habituer. Parfois, ils refusent même de vous rencontrer une première fois. J’ai vu des pages et des pages noircies de noms de Voyants débutants qui, après avoir passé des décennies à apprendre leur art dans des Septs respectés et reconnus depuis des millénaires, ont purement et simplement été renvoyés chez eux, avant même le début de leur première fouille. C’est déjà un miracle qu’ils tolèrent votre présence ici. D’ailleurs, si Y’sul ne s’était pas porté garant, vous auriez été chassée depuis longtemps.
— Vous êtes en train de me dire que nous allons nous trimballer ce bouffon jusqu’au bout ?
— Effectivement. Je sais que c’est difficile à croire, mais c’est un des meilleurs.
— Nous sommes fichus d’avance. À quoi bon perdre notre temps ? Je ferais mieux de demander tout de suite une médaille posthume.
Le rôle de la Guilde des Gardiens/Mentors volontaires était de prendre en charge les Habitants venus d’autres bandes ou zones, ou, plus rarement, d’autres géantes gazeuses, habituellement situées dans le même système solaire. Les Habitants voyageaient parfois d’un système à l’autre – seuls, en général –, mais cela n’arrivait que lorsque les individus en question avaient été chassés de leur monde d’origine pour avoir commis un crime particulièrement horrible et impardonnable.
En tant qu’espèce, ils avaient cessé d’effectuer ces grandes traversées vers la fin de l’Âge de la Deuxième Diaspora, lorsque la galaxie n’avait que la moitié de son âge actuel. Il était communément admis que les sept milliards d’années qui s’étaient écoulés depuis lors expliquaient en grande partie l’architecture aberrante de leurs vaisseaux spatiaux. Fassin, pour ce qui le concernait, se demandait si on n’avait pas confondu la cause et la conséquence.
Ils devaient partir pour la zone de guerre le lendemain. Depuis leur entretien avec l’Administrateur de la ville, ils avaient passé leur temps à repousser les journalistes et leurs avatars mécaniques, ou à tenter de prendre des nouvelles des autres planètes du système. Finalement, ils n’eurent d’autre choix que de marchander et de chercher un compromis. Un journaliste obtint une interview exclusive de Fassin (interview menée sous la surveillance du colonel Hatherence, qui s’évertua à tousser bruyamment à chaque fois qu’un sujet sensible était abordé) en échange de nouvelles de l’extérieur.
Troisième Furie avait été dévastée, et tous ceux qu’elle abritait avaient péri. Aucun vaisseau transporteur ne semblait s’être posé ou écrasé sur Nasqueron. Quoiqu’il aurait très bien pu disparaître à jamais dans les Profondeurs… De nombreux satellites avaient été détruits ou endommagés. Ceux qui appartenaient aux Rapides (à la Mercatoria, donc) s’étaient volatilisés ou ne fonctionnaient plus du tout. Des vaisseaux de guerre envoyés par les espèces Rapides locales avaient longuement sondé ce qui restait de la petite lune, en vain, ’glantine, en revanche, ne semblait pas avoir changé. Dans le système, le trafic était peu dense, mais restait normal. Un signal avait été envoyé vers ’glantine par le colonel Hatherence – sous l’autorité du Gardien/Mentor Y’sul, de Hauskip –, mais aucune réponse ne leur était encore parvenue. Par ailleurs, rien de fâcheux n’était arrivé à la station qui avait relayé ledit message.