D’après le journaliste, ils auraient pu trouver ces informations tout seuls. Il suffisait de savoir où chercher. Par contre, il était mécontent d’avoir été berné. Au moins quatre-vingt-dix pour cent des données qu’il leur avait fournies étaient authentiques, alors qu’eux ne lui avaient pas appris grand-chose. Toutefois, il savait que les étrangers avaient tendance à se fâcher facilement lorsqu’on leur racontait des bobards, aussi avait-il fait un effort.
— Qu’a dit votre ami, exactement ?
— Il a annoncé qu’ils lui avaient demandé de… « rendre tout un tas de choses plus gazodynamiques »… Je suis presque certain que c’est le mot exact qu’il a utilisé. Alors, il a semblé réaliser qu’il en disait trop, et il a détourné la conversation. Son… hésitation, la manière dont il a changé de sujet, prouvent que ce mot a une importance particulière. Il a compris qu’il parlait à quelqu’un qui avait passé une bonne partie de sa vie sur Nasqueron, quelqu’un qui pourrait ne pas avoir le même avis que lui.
— Il a dit tout cela en… ?
— Il parlait une version humanisée du G-clair, très proche de notre langue. Il n’y a quasiment aucune différence sémantique, tout juste quelques altérations phonologiques.
— Pas en Englais, donc ?
— Non, pas un mot.
— Et il a dit « gazodynamique », et pas « aérodynamique » ou « atmosphérodynamique » ?
— Je ne pense pas que l’on puisse dire « atmosphérodynamique ». Le terme correct est « aérodynamique ». Il a choisi de dire « gazodynamique » sans même y réfléchir, parce que c’est un mot plus précis, plus approprié, techniquement parlant. Dans le contexte qui nous intéresse, il signifie « capable d’évoluer dans une atmosphère telle que celle de Nasqueron ». Il est bien sûr question de vaisseaux spatiaux.
— Vous en concluez donc qu’une invasion ou un raid à grande échelle est imminent ?
— Je pense effectivement qu’un genre d’attaque est en préparation.
— Ce que vous me dites là est très grave. Néanmoins, vos craintes ne reposent sur rien de concret.
— Je sais. Mais comprenez-moi : la société de ce type construit et équipe les trois quarts des vaisseaux de guerre du système. Le mot qu’il a employé n’est pas anodin, et la façon dont il a réagi lorsqu’il s’est rendu compte qu’il avait affaire à quelqu’un pour qui Nasqueron comptait énormément est fort suspecte. Je connais cet homme. Nous nous connaissons même depuis toujours. Je sais comment fonctionne son esprit.
— Envahir une géante gazeuse n’est pas une mince affaire. En sept mille ans d’existence, la Mercatoria ne s’y est jamais résolue.
— Sauf qu’aujourd’hui la situation est quasi désespérée. La Mercatoria elle-même est menacée d’invasion. Elle n’a qu’une année devant elle – et je parle d’une année standard. Peut-être même l’invasion est-elle déjà en cours. L’attaque subie par Troisième Furie et la destruction des installations de la Mercatoria autour de Nasqueron pourraient en être les premières étapes.
— En quoi le fait de nous envahir leur serait-il d’un quelconque secours ?
— Ils pensent que vous possédez quelque chose qui pourrait faire la différence. Une information. C’est d’ailleurs la raison de ma présence ici. Mais si jamais ils devaient me croire mort, si jamais ma mission échouait, la Mercatoria pourrait intervenir directement. Ceux qui s’apprêtent à envahir le système pourraient avoir encore moins de scrupules. L’avenir de la recherche sur la civilisation des Habitants arrive très loin sur la liste de leurs priorités.
— Fassin, quel type d’informations justifierait un tel emballement ?
— Des informations importantes.
— C’est-à-dire…
— Des informations très importantes.
— Vous ne voulez pas m’en dire davantage ?
— Je ne peux pas. De toute façon, c’est mieux pour vous.
— Ce n’est pas à vous d’en juger.
— Écoutez, si j’avais une chance de vous convaincre en vous disant toute la vérité, je le ferais, mentit Fassin.
Il s’entretenait avec un Habitant appelé Setstyin. Celui-ci se voyait comme une sorte de colporteur très influent, ce qui était une manière détournée de dire qu’il avait des contacts très haut placés. La société de Nasqueron était organisée de façon quasi horizontale – elle était plate comme la surface d’une étoile à neutrons, comparée à la monstruosité verticale qu’était la Mercatoria –, mais elle comportait tout de même des hautes et des basses sphères, auxquelles le Suhrl Setstyin avait facilement accès.
C’était un mondain, un « travailleur social » à temps partiel, un visiteur d’hôpitaux, l’ami de tous les gens importants de cette société. Setstyin était une créature sociable, véritablement passionnée par les autres, quelle que soit leur réputation ou leur prestige (ce qui faisait de lui un personnage inhabituel, étrange, voire inquiétant). S’il avait été humain, on l’aurait qualifié d’original, de cool. Son originalité principale résidait dans son refus de tenir compte de ce qui obsédait tout le monde : la réputation. C’était aussi pour cela qu’on le trouvait cool : parce qu’il ne se souciait ni du prestige des autres, ni du sien, parce qu’il ne cherchait pas spécialement à être plus cool que son voisin. Tant qu’on ne le suspecterait pas de jouer un double jeu, tant qu’on ne prouverait pas que son attitude désintéressée était une posture étudiée pour nourrir sa popularité, tant qu’il serait considéré comme un sage un peu naïf, son prestige ne cesserait de croître, quoique d’une manière étrangement peu enviable.
(C’est Slovius qui avait expliqué à Fassin cette histoire de prestige et de popularité. Le jeune Fassin voyait cela comme une sorte de monnaie. Toutefois, lui avait alors dit son oncle, l’argent n’était plus ce qu’il était, et, de toute façon, la société de Nasqueron fonctionnait très différemment des autres sociétés connues, car plus on œuvrait pour augmenter son prestige et sa popularité, moins on avait de chances de réussir.)
Setstyin était également un des Habitants les plus sensés et les plus raisonnables que Fassin ait jamais rencontrés. Un simple humain l’avait réveillé, l’avait forcé à se hâter pour aller répondre au téléphone… Bien peu de ses congénères auraient accepté de discuter avec lui dans ces conditions.
Fassin avait expliqué à Hatherence qu’il avait besoin de temps pour permettre à son cerveau et à son corps de se reposer, pour laisser son gazonef s’autoréparer et recharger ses batteries. Puis il s’était retiré dans la longue pièce qu’Y’sul lui avait allouée dans sa propre maison – une chambre située dans un des rayons de sa demeure en forme de roue. Il s’agissait en fait d’une galerie sombre et poussiéreuse, encombrée de vêtements démodés, d’anciennes armoires, de tableaux et de tapisseries chiffonnées. On y trouvait également un lit double, qui se résumait à un creux dans le sol, et un placard tapissé de mousse. Accessoires dont ni lui ni son appareil n’avaient besoin.
Il avait verrouillé la porte, s’était servi des capteurs soniques de son gazonef pour localiser les panneaux escamotables du plafond, puis était sorti sur le toit à double paroi dans la nuit venteuse et relativement noire.
Comme toutes les villes de Nasqueron, Hauskip était sise dans une zone, dans un volume atmosphérique historiquement calme, ce qui ne l’empêchait pas de connaître des variations météorologiques. Il y avait des changements de pression, des bourrasques, du brouillard, de la pluie, de la neige, des vents de travers, des flux ascensionnels, des courants aspirants, des mouvements latéraux, des tourbillons. Le temps dépendait énormément de l’état des gaz qui entouraient la ville. Modérément secoué par le vent, à moitié caché par les nappes épaisses qui dérivaient dans la nuit faiblement éclairée, Fassin avait traversé la ville sans jamais descendre de ses toits luisants.