Le trafic nocturne était relativement peu dense – la plupart des trajets se faisaient à l’intérieur des moyeux et des rayons qui reliaient entre elles les différentes parties de la cité –, même s’il avait vu quelques Habitants et appareils modestes – principalement des engins de livraison – voler au loin. Néanmoins, il espérait bien ne pas s’être fait remarquer.
Loin en dessous, l’atmosphère était zébrée d’éclairs.
Fassin avait atteint un câble suspendu, épais de quelques centimètres seulement, qu’il avait suivi jusqu’à une place déserte et faiblement illuminée, semblable à un bol vide. Là, il avait trouvé une cabine publique dotée d’un terminal.
Setstyin vivait aussi dans le bandeau équatorial, mais de l’autre côté de la planète, raison pour laquelle Fassin s’attendait à ce qu’il fût éveillé. Il ne pouvait certes pas prévoir que l’autre avait passé la nuit à festoyer avec ses amis. Les Habitants pouvaient ne pas dormir pendant des dizaines de leurs jours, mais ils étaient capables de dormir tout aussi longtemps. Fassin avait donc prié, supplié le serviteur de Setstyin de réveiller son maître, ce qui avait pris un certain temps. L’Habitant paraissait groggy, mais son esprit, lui, était parfaitement alerte, quelque part à l’intérieur de sa carcasse amorphe.
— Vous voudriez que je fasse quoi ? demanda-t-il.
Il se gratta les branchies à l’aide d’un long membre articulé. Il portait une légère collerette de nuit autour du moyeu, ce qui était le minimum lorsqu’on ne s’adressait pas à un parent ou à un ami proche. Les Habitants ne voyaient aucun inconvénient à montrer leur bouche et leurs organes sexuels, même si un certain décorum les obligeait à faire attention quand ils étaient confrontés à des espèces étrangères.
— Que voudriez-vous que je dise, et à qui ?
Une rafale de vent déstabilisa le gazonef, obligea ses hélices à entrer en action pour le maintenir en position devant le moniteur et la caméra.
— Je voudrais que vous essayiez de convaincre un maximum de personnes – parmi les plus influentes –, que la menace est réelle. Laissez-leur le temps de décider ce qu’elles feraient en cas d’attaque. Laissons faire, et nous verrons. Ce qu’il faut éviter à tout prix, c’est une réaction hostile, qui conduirait immanquablement quelque maniaque à anéantir une ou deux de vos villes pour vous mettre du plomb dans la cervelle.
Setstyin avait l’air un peu perdu.
— Quel avantage auraient les Rapides à nous bombarder ?
— Faites-moi confiance. Les Rapides font parfois ce type de bêtise.
— Donc, vous voulez que je parle aux politiciens et aux militaires ?
— Oui.
Dans cette société, les politiciens et les soldats étaient aussi peu professionnels et dévoués que les tailleurs ou les gens comme Setstyin – peut-être même moins. Toutefois, se dit Fassin, il fallait faire avec ce qu’on avait sous la main.
L’Habitant prit un air pensif.
— Toute invasion serait vouée à l’échec.
Il n’avait pas tort, supposa Fassin. Une invasion en bonne et due forme était hors de question. Les forces d’Ulubis n’étaient pas préparées à occuper un espace aussi vaste qu’une géante gazeuse, même si cette dernière était peuplée par une espèce aussi peu belliqueuse et encline à la révolte que celle des Habitants. Néanmoins, tenter de contrôler cette planète en étant entouré d’Habitants reviendrait à plonger le regard dans une étoile. Car, en sécurisant une zone limitée pour permettre la recherche de ces informations si précieuses, on courrait le risque de mettre toute la communauté en colère. La réaction exagérée faisait partie intégrante de la psychologie de ce peuple, et Fassin avait peur que la situation dégénère sérieusement.
— Tout raid ou occupation temporaire d’une zone donnée – avec ce que cela implique de patrouilles agressives – pourrait être interprété comme une invasion à grande échelle, expliqua-t-il.
— Mais où donc ? À moins que vous n’en ayez vous-même aucune idée…
— Si j’ai bien compris, la zone concernée est celle qui se prépare à accueillir une guerre.
Setstyin laissa ses membres pendre mollement contre ses flancs, ce qui, pour un humain, était l’équivalent de rouler des yeux.
— Évidemment, j’aurais dû m’en douter.
— Je suppose qu’on ne peut pas espérer annuler ou repousser ce conflit ?
— Ce n’est pas complètement exclu, mais cela dépasse les compétences du fêtard que je suis. Je ne crois pas qu’il suffise de parler aux gens, même haut placés, que je fréquente. Vous voudriez que nous annulions une Guerre Formelle alors qu’il existe une possibilité pour que nous subissions des raids à grande échelle au milieu même des vents de Nasqueron ? Le moment serait plutôt venu de nous entraîner et d’en organiser quelques autres pour démontrer combien nous sommes féroces.
— Si vous le dites.
— Quand partez-vous pour la zone de guerre ?
— Demain matin – heure locale de Hauskip.
— C’est formidable, vous serez là pour assister à la cérémonie d’ouverture de la guerre !
— J’aurai sans doute d’autres choses en tête à ce moment-là.
— Hum. Vous réalisez que si je parle de tout cela en haut lieu, vous risquez d’être suivi et surveillé ?
— C’est ce qui m’arrive à chaque fois que je viens sur cette planète, alors oui, je réalise parfaitement.
— Fassin Taak, je vous souhaite bonne chance.
— Merci.
Setstyin scruta son écran, examina le décor dans lequel se trouvait l’humain.
— Y’sul est sur la liste noire des opérateurs téléphoniques ? demanda-t-il.
— On m’a assigné une Gardienne supplémentaire en la personne d’une Oerileithe, colonel dans l’armée de la Mercatoria. Elle n’aurait pas forcément compris mon inquiétude, aussi me suis-je débrouillé pour lui fausser compagnie.
— Oh ! c’est très… barbouze comme technique. Je vous souhaite le meilleur. Et n’oubliez pas de me tenir au courant.
— Sal, si tu es en train de regarder ces images, c’est que je suis morte. Évidemment, je ne peux pas te dire comment cela est arrivé. J’espère que j’ai péri au combat, honorablement, en me battant avec courage. Et pas dans mon sommeil, paisiblement, en pétant une durite sans y prendre garde. Avec un peu de chance, ce genre de truc t’arrivera avant de m’arriver à moi. Mourir paisiblement… Comment mourir en paix si tu es toujours en vie ?
» Cette affaire vous concerne Fass et toi, quoique d’une manière différente. Elle nous concerne tous : Fass, Ilen, toi et moi. Pauvre Ilen. Ilen Deste, Sal. Ce nom te dit quelque chose ? Peut-être pas. Cela fait si longtemps à présent. Tous ces destins différents et tellement similaires. Toi et tes traitements, Fass et son temps ralenti, et puis moi, einsteinisée jusqu’à l’os d’avoir passé trop de temps à voler tout près de la vitesse de la lumière. Le temps n’a pas réussi à nous rattraper, pas vrai, Sal ?
» Je crois néanmoins que tu te rappelles parfaitement Ilen et ce qui lui est arrivé. Cet événement nous a tous traumatisés, n’est-ce pas ? On ne peut pas effacer de sa mémoire quelque chose de si dramatique et de si horrible. Pas complètement, en tout cas. Comment cela se passe-t-il pour toi ? Tu fais des cauchemars ? Tu y penses même au milieu de la journée ? Je crois que oui. C’est une image que l’on a tous vue cent fois dans des films : une personne, une femme, suspendue au-dessus du vide. Dans les films, la plupart du temps, elle s’en tire. Pas toujours, mais souvent. Parfois, ce qui est arrivé me… tombe dessus à l’improviste, sans aucune raison ou signe avant-coureur, sans stimulus particulier, sans raison logique. Tout à coup, je nous revois, Ilen, Fass, toi et moi dans ce putain de vieux vaisseau abandonné.