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» Cela t’arrive aussi ? À moi, oui, en tout cas, même après toutes ces années. On aurait pu croire que, le temps aidant, mon état se serait amélioré. Merde, même sans tout ce temps passé à côtoyer la vitesse de la lumière, le souvenir aurait dû s’estomper, s’effacer, non ? Regarde-moi : soixante et un ans en temps corporel, qu’ils me disent. Je suis plus mince que jamais et je me tape toujours des types qui n’ont que le tiers de mon âge. Est-ce que j’ai l’air d’avoir la soixantaine ? J’espère que non. J’aurais dû surmonter tout cela depuis le temps. Avec le temps, tout s’arrange, non ? Tout s’efface.

» Et toi, comment le vis-tu ? As-tu les mêmes soucis que moi ? Cela m’intéresse, vraiment. Un jour, peut-être, tout s’éclaircira. Peut-être que tu ne contempleras jamais ces images, mais que nous verrons la lumière chacun de notre côté. Peut-être quelqu’un d’autre tombera-t-il sur cet enregistrement. Il t’est destiné, mais j’exerce une profession à haut risque, et on ne sait jamais ce qui peut arriver.

» Toutefois, cela n’a que peu d’importance. Ce qui compte, c’est que je sais ce qui est arrivé et que j’ai la ferme intention de te tuer, Sal. Ou en tout cas, je l’avais. Car, si tu regardes ces images, c’est que je ne suis plus de ce monde. Toutefois, je veux que tu saches que cela ne s’arrêtera pas là. Sal, mon vieux, même morte, je ne te lâcherai pas. Ce ne sera pas facile, évidemment, mais j’ai passé ma vie à acquérir du pouvoir. Tu sais, il me suffit de claquer des doigts pour qu’on mette en route un vaisseau spatial. Et après, je peux aller où je veux. J’ai tissé un réseau, je me suis fait des amis, des alliés, j’ai eu des amants, passé des examens, couru des risques… Tout cela, pour un jour avoir le pouvoir de défier un homme qui, à l’heure qu’il est, doit posséder le système presque tout entier. La destruction du portail a failli anéantir mes projets – qui remontent à loin, comme tu peux le constater –, mais je suppose que tu seras toujours en vie et en pleine forme lorsque je serai de retour, ou que ma mort aura déclenché mon plan B.

» Je ne peux pas trop t’en dire. Tu ne sauras pas de quoi tu devras te méfier. Tous les avantages sont déjà de ton côté, pas vrai ? Me reste donc l’effet de surprise. Tu es surpris, n’est-ce pas ? De regarder et d’entendre cet enregistrement ? Tu te demandes ce qui va t’arriver ? C’était l’effet escompté. Tourmente-toi, réfléchis, Sal. Cela te permettra peut-être de rester en vie un peu plus longtemps. Mais pas trop. Non, pas trop longtemps, mais juste assez longtemps.

» Je pense que cela suffit, tu ne crois pas ? Même à l’époque où nous étions ensemble, je ne t’ai jamais autant parlé. Nos conversations mises bout à bout ne dépassent probablement pas la durée de cet enregistrement. Enfin si, mais de peu.

» Laisse-moi juste t’expliquer, histoire que tu comprennes bien : j’ai vu les marques, Sal. J’ai eu le temps de voir les trois traits rouges sur ton cou avant que tu remontes le col de ta veste. Tu te souviens de cela ? Tu te rappelles avoir fait semblant d’avoir froid pour justifier ce geste ? Hein, tu te rappelles ? Tu sais, c’est le genre de fausse note qu’on ne remarque pas sur le coup à cause de la peur et de l’adrénaline, et qui commence à te tracasser bien après. Ce col, tu l’as gardé relevé même après, n’est-ce pas ? Tu es resté couvert jusqu’à ce que tu aies pu t’enfermer dans une salle de bains et mettre la main sur un kit de premiers secours. Je me rappelle très bien. Quand j’essayais d’attraper Ilen, j’ai vu ses ongles. Et le sang en dessous. J’ai vu ce sang très distinctement. Fass, lui, n’a rien remarqué. Il ne sait rien, encore aujourd’hui. Mais moi, je sais. Comme je n’étais pas absolument sûre pour les marques de ton cou, j’ai vérifié. Deux semaines plus tard, on a baisé une dernière fois, pour se dire au revoir… Eh bien, en vérité, c’était juste pour vérifier. Oh, elles avaient presque disparu à ce moment-là, mais on les voyait encore un peu.

» Tu la voulais depuis le début, pas vrai, Sal ? Tu désirais la belle Ilen. Tu t’es peut-être dit qu’elle répondait favorablement à tes avances en t’accompagnant dans les entrailles du vaisseau ? C’est cela ? Sauf qu’elle avait changé d’avis. Cela n’a que peu d’importance, car je sais ce que j’ai vu.

» Tu sais ce qui est drôle ? Ilen et moi, on avait déjà fait l’amour. Une seule fois, c’est vrai, mais une fois que je n’oublierai jamais. Oh ! tu aurais adoré être là à ma place, j’en suis certaine. J’ai aussi couché avec Fass, après, pour compléter le tableau en quelque sorte. Soit dit en passant, c’était bien meilleur qu’avec toi.

La silhouette en uniforme se rapprocha tout près de la caméra et parla lentement, à voix basse :

— J’étais en route pour te voir, Sal. Si tu regardes ces images, c’est que je suis morte. Toutefois, il en faudra plus pour m’arrêter.

L’image se figea, puis disparut. Une main très légèrement tremblante se tendit pour éteindre le moniteur.

QUATRE

Durant la guerre

Il y avait de nombreuses galaxies, et dire le contraire était un truisme. Toutes les espèces intelligentes – plus quelques autres qui ne l’étaient pas tout en étant capables d’effectuer des voyages interstellaires –, et parfois même tous les types d’espèces, possédaient en propre un amas stellaire. Les Voyageuses, une transcatégorie qui regroupait tous les êtres capables de – et disposés à – s’aventurer loin de leur habitat naturel, étaient comme les citoyens d’une énorme ville tridimensionnelle quasi vide, dotée d’une multitude de moyens de transport. La plupart des gens se contentaient de marcher et de progresser lentement, de façon isolée, dans des rues désertes séparées les unes des autres, dans des parcs endormis, des lotissements vides, des restes de friche et tout un réseau de chemins non cartographiés, avec ses trottoirs, ses escaliers, ses échelles, ses venelles et ses allées. En route, ils ne rencontraient jamais personne. Et, quand ils arrivaient à destination, c’était généralement dans un endroit très similaire à celui qu’ils avaient quitté, comme la photosphère d’une étoile, la surface d’une naine brune, l’atmosphère d’une géante gazeuse, un nuage cométaire ou encore un coin de vide interstellaire. Ces espèces étaient aussi appelées les Lents.

Les Rapides étaient différents. Ils étaient principalement originaires de planètes rocheuses, vivaient plus vite et n’éprouvaient aucun plaisir à voyager tout le temps. Malheureusement, ils y avaient été forcés jusqu’à la création d’un réseau de trous de ver digne de ce nom. Les portails étaient les stations de métro de cette ville géante, les endroits où les ressortissants de diverses espèces étaient obligés de se croiser et, dans une certaine mesure, de se mêler les uns aux autres. Cela était vrai même si, étant donné le peu de temps passé à proximité d’un portail ou à l’intérieur d’un trou de ver, il était fort difficile de rapprocher des êtres qui, en attendant leur départ et dès leur arrivée, avaient tendance à se disperser pour se regrouper par espèce, en des lieux spécifiques offrant le confort dont ils avaient besoin.

Nombreux étaient ceux à considérer les Cincturias comme des animaux – des chats, des chiens, des rats, voire des bactéries. Eux aussi vivaient dans cette ville, mais n’en étaient aucunement responsables. Souvent, ils l’empêchaient même de fonctionner correctement.