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Prendre conscience de l’existence des Autres – des espèces pénombrales non baryoniques, de celles qui évoluaient dans treize dimensions, des Quantarchs, qui peuplaient les champs magnétiques – revenait à découvrir que le sol, les fondations, le tissu même de la cité, abritaient leurs propres formes de vie.

La Mercatoria – qui incluait l’immense majorité des consommateurs d’oxygène de la Voie lactée – habitait sa propre galaxie, tout comme les autres groupes importants. Ainsi, ces différents groupes vivaient les uns à côté des autres, s’interpénétraient, s’entouraient mutuellement, sans jamais être affectés par la présence de leurs voisins, sauf bien sûr dans les trous de ver si précieux et fragiles.

Et nous, dans tout cela ? Oh ! nous hantions les câblages tels des fantômes.

* * *

Les enfants esclaves rampaient le long des pales géantes de l’hélice principale du cuirassé, portant du matériel de soudure, des panneaux de carbone et de lourds pistolets à colle. Les moteurs du vaisseau et son propulseur bourdonnaient dans leur manteau de brume bouffant et brun, emplissaient la structure du grand vaisseau de bruits métalliques, d’harmoniques qui semblaient se rapprocher puis s’éloigner, véritable symphonie perpétuelle de sons industriels.

Perchés au sommet d’une grue surplombant l’anneau de moteurs géants, Fassin et le colonel regardaient les enfants s’affairer, progresser lentement vers les extrémités tordues, mouvantes, des pales colossales.

L’hélice tribord avait été touchée par un morceau de racine de Nuage de rosée. Le Nuage devait être mort et en train de se décomposer ; il flottait plusieurs dizaines de kilomètres au-dessus du vaisseau lorsque la racine s’en était détachée. Les Nuages de rosée étaient d’énormes plantes mousseuses qui pouvaient mesurer jusqu’à dix kilomètres de largeur et cinq à six fois plus en hauteur. Comme toute la flore des géantes gazeuses, ils étaient principalement constitués de gaz – un Habitant pressé aurait facilement pu traverser la canopée de l’un d’entre eux sans se rendre compte qu’il ne s’agissait pas d’un nuage ordinaire. Pour les humains, ils ressemblaient à un croisement entre un champignon allongé et une méduse grosse comme un nuage d’orage. Appartenant au clade des Omniprésents, on les trouvait là où il y avait des Habitants, autour des planètes gazeuses, où ils recueillaient l’eau condensée grâce à leurs racines relativement solides, exploitant les grandes différences de température qu’il y avait parfois entre deux couches atmosphériques.

Lorsqu’ils approchaient de la fin de leur existence, ils montaient au-dessus de la couche nuageuse, là où il faisait très froid, et se désagrégeaient lentement. Le cuirassé était équipé de protections destinées à empêcher toute matière solide d’endommager ses propulseurs, mais la racine s’était glissée entre cette protection et l’hélice elle-même, causant de gros dégâts aux pales longues de trente mètres, avant d’être hachée puis expulsée. Les enfants esclaves n’avaient donc d’autre choix que de ramper du moyeu jusqu’à l’extrémité des pales pour effectuer les réparations nécessaires. En forme de deltas fins dotés de tentacules qui leur permettaient de s’agripper aux pales en mouvement et de tenir leur matériel, ils avaient de grosses difficultés à avancer. Des officiers montés sur des skiffs motorisés flottaient à proximité, beuglaient ordres, menaces et imprécations en direction des jeunes.

— Ils pourraient arrêter cette saloperie d’hélice, cria le colonel.

La plate-forme ouverte sur laquelle ils se trouvaient était située à l’arrière du vaisseau, aux quatre cinquièmes de cette ellipse longue de plus de deux kilomètres et large de quatre cents mètres. Les vingt-quatre moteurs du cuirassé dépassaient de son fuselage, formaient un monumental col de pylônes, de câbles, de protections tubulaires et coques quasi sphériques. Le vent hurlait autour du scaphandre de Hatherence et du petit gazonef de Fassin.

— Cela les ralentirait trop, apparemment, cria Fassin.

Le capitaine avait fait baisser le régime des moteurs tribord de vingt-cinq pour cent pour laisser aux enfants esclaves une chance d’effectuer leurs réparations sans avoir à subir trop de pertes. Les gouvernails géants montés sur le stabilisateur octogonal, juste derrière les moteurs, se déployèrent pour pallier le déséquilibre de la poussée.

Fassin aperçut furtivement un croiseur de l’escorte par une trouée dans les nuages, à quelques kilomètres de là. D’autres cuirassés, entourés d’une flottille de navires mineurs, volaient tout autour, formaient un front de cent kilomètres de large et trente de profondeur. Un enfant esclave situé à l’extrémité d’une pale lâcha prise, tomba en hurlant et s’écrasa sur la face interne d’une coque protectrice. Son cri s’arrêta net. Son corps mou fut rapidement balayé par le courant d’air puissant produit par la rotation de l’hélice. Il roula par-dessus le rebord de la protection métallique, manqua de peu heurter une autre hélice, disparut un instant derrière un aileron vertical géant, avant de réapparaître en dessous, dans la brume des nuages, où il décrivait une spirale sans fin. Aucun des officiers présents dans les environs ne daigna le regarder. Quant aux autres enfants, ils continuèrent d’avancer lentement sur les pales en mouvement.

Fassin se tourna vers le colonel.

— Oups ! fit-il.

Ils étaient en train de foncer vers la zone de guerre.

Un wagon les avait conduits de la maison d’Y’sul – enfin, deux wagons, puisque l’Habitant ne se séparait jamais de sa garde-robe imposante et de son serviteur – à la Gare centrale. Là, ils étaient venus compléter un train de quatre-vingt-dix voitures en partance pour la Zone zéro – la zone équatoriale – et la Bande A, situées à vingt mille kilomètres.

Y’sul passa une grande partie du voyage à se plaindre de sa gueule de bois…

— Vous dites que votre civilisation existe depuis dix milliards d’années, et vous n’avez toujours rien trouvé pour soigner les lendemains de cuite ? demanda Hatherence, incrédule.

Ils flottaient dans la voiture-restaurant et attendaient que le serveur assimile la composition chimique exacte de la nourriture de l’Oerileithe.

La voix étouffée par une sorte de combinaison transparente, équivalent nasquéronien des lunettes de soleil humaines, Y’sul répliqua :

— La souffrance et l’oralisation de cette dernière sont considérées comme nécessaires, comme faisant partie intégrante du processus. Tout comme les remarques compatissantes des camarades, serais-je tenté d’ajouter.

Le colonel était sceptique.

— Je croyais que vous ne connaissiez pas la douleur ?

— C’est tout à fait vrai pour ce qui est des douleurs purement physiques. Ce qui nous fait souffrir, c’est le sentiment que le monde n’est pas aussi beau que la veille et que, peut-être, nous nous sommes ridiculisés. Mais je n’espère pas qu’un petit habitant comme vous comprenne.

Ils quittèrent le train à Nuersotse, une cité sphérique sise à mi-altitude, dans les limites nord bouillonnantes de la ceinture équatoriale. Nuersotse faisait à peine trente kilomètres de diamètre. C’était une ville relativement dense selon les standards de la planète, conçue pour être robuste et manœuvrable. Des navires de transport rapides la quittaient en convoi toutes les heures à chaque passage d’une Roue de bordure.

Ils passèrent de Nuersotse à Guephuthen grâce à la Roue numéro un, une structure articulée colossale, large de deux mille kilomètres, qui tournait sur elle-même entre deux bandes atmosphériques, mue uniquement par les courants de gaz antagonistes. Les Roues étaient les structures mouvantes les plus imposantes des géantes gazeuses, si on laissait de côté les réseaux de Tunnels planétaires. De fait, ceux-ci tournaient autour du globe au rythme de quelques centaines de kilomètres par heure, avec le reste des bandes gazeuses. Autant dire que pour un Habitant, ils étaient immobiles.