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Fassin les examina longuement et se demanda combien d’entre eux atteindraient un jour l’âge adulte. L’une de ces silhouettes triangulaires maigrichonnes deviendrait-elle, dans quelques milliards d’années, un ancien, un Sage immensément respecté ? Oui, évidemment. Mais si quelqu’un le leur disait aujourd’hui, ils ne le croiraient pas. Les enfants des Habitants étaient incapables d’admettre – même comme une hypothèse de travail – qu’un jour, ils deviendraient comme ces énormes et horribles doubles disques, ces créatures féroces qui les chassaient, les capturaient et les forçaient à faire ces travaux horribles à bord de leurs navires.

— Voyant Taak ?

— Oui, colonel ?

Une nouvelle conversation privée, via une lumière polarisée, pour rester aussi discrets que possible. C’est le colonel qui avait proposé de monter jusqu’ici. L’Oerileithe avait-elle quelque chose de personnel à lui dire ? Le vacarme produit par le chœur des moteurs et les sifflements du gaz autour de la queue du vaisseau rendait, il est vrai, toute conversation normale et orale très problématique.

— Cela fait un certain temps que j’ai envie de vous poser la question.

— Quelle question ?

— Cette chose que nous sommes supposés chercher. Sans compter les contraintes, comme par exemple de devoir communiquer furtivement…

— Je vous en prie, colonel, n’hésitez pas. Madame…

— Est-ce que vous croyez réellement tout ce que vous nous avez dit lors de ce briefing, sur Troisième Furie ? demanda Hatherence. Lorsque nous étions en petit comité, avec Ganscerel et Yurnvic. Toutes ces choses que vous nous avez annoncées sont-elles vraies ?

La Grande Traversée, le supposé trou de ver qui reliait plusieurs galaxies, la Liste.

— Cela importe-t-il vraiment ? demanda-t-il.

— Ce que nous croyons a toujours de l’importance.

Fassin sourit.

— Puis-je vous demander quelque chose ? dit-il.

— À condition que vous finissiez par répondre à ma question.

— Croyez-vous en « la Vérité » ?

— Vous voulez dire avec une majuscule ?

— Et aussi des guillemets…

— Évidemment !

La Vérité était le nom présomptueux donné à la religion, à la foi qui constituait les fondations de la Prévôté, de la Cessoria et, d’une certaine façon, de la Mercatoria elle-même. Elle avait pour origine cette croyance – basée sur d’absurdes certitudes statistiques – selon laquelle notre réalité ne serait qu’une simulation commandée par un substrat capable de calculs prodigieux situé dans une réalité plus grande, qui engloberait la nôtre. Cette idée – sous des formes diverses – avait traversé l’esprit de penseurs de toutes les époques et de toutes les civilisations. (Exception faite des Habitants, d’après ce qu’ils disaient. Ce dont certains se servaient pour affirmer que le peuple des géantes gazeuses n’était même pas une civilisation.) Toutefois, tout le monde – ou plutôt, virtuellement tout le monde – s’accordait à dire qu’une différence qui ne faisait aucune différence n’était pas une différence, et que, de ce fait, il valait mieux continuer d’exister et de se contenter de nos illusions de vie.

La Vérité allait certes plus loin, puisqu’elle soutenait que cette différence potentielle faisait justement la différence. L’important étant que les gens soient persuadés du fond de leur cœur, de leur âme, de leur esprit, qu’ils faisaient partie d’une titanesque simulation. Il convenait de réfléchir à cette question, de la garder toujours à l’esprit, d’où la nécessité de se rassembler régulièrement à l’occasion de cérémonies et de solennités. Il convenait aussi d’évangéliser, de convertir tout le monde à cette vue, car – et c’était le but de la manœuvre – une fois qu’il y aurait suffisamment de gens pour reconnaître que la vie n’était qu’une simulation, celle-ci perdrait toute valeur aux yeux de ceux qui l’avaient créée, et tout l’édifice s’écroulerait.

En effet, si les cobayes de cette expérience venaient à prendre conscience de leur nature de cobaye, l’expérience n’aurait plus aucune raison d’être. S’ils étaient des sortes de jouets, ils pourraient légitimement espérer être récompensés pour leur perspicacité, non ? S’il s’agissait d’un test, encore une fois, une bonne note devrait pouvoir leur garantir une récompense. Et puis, si leur simulacre d’existence était un châtiment pour une faute commise dans le monde réel, le temps serait venu de les réhabiliter.

Personne ne pouvait dire avec certitude quelle proportion de la population il faudrait convertir pour tout arrêter (cinquante pour cent, beaucoup moins ou beaucoup plus), mais, tant que le nombre de gens éclairés augmenterait, l’univers continuerait de se rapprocher de son épiphanie, et la fin du monde deviendrait de plus en plus imminente.

La Vérité affirmait – et c’était parfaitement logique – qu’elle était la religion ultime, la foi finale, la dernière de toutes les églises. Car elle était celle qui englobait toutes les autres, leur servait de contexte, les embrassait et les justifiait. Elle mise à part, les religions pouvaient toutes être balayées du revers de la main, considérées comme des phénomènes émergents, des effets secondaires de la simulation. Évidemment, on pouvait en dire autant de la Vérité. Toutefois, celle-ci était la seule à reconnaître cette vérité ultime.

De même, la Vérité était la seule religion à pouvoir prétendre à un certain degré d’universalité. Toutes les autres croyances étaient spécifiques à une espèce ou, du moins, originaires d’un monde précis, d’un groupe particulier au sein d’une espèce donnée. Parfois, elles s’amalgamaient, tâchaient de brouiller les pistes, mais cela ne dupait personne.

Ne perpétuant pas la tradition des miracles, n’étant pas l’œuvre d’un individu, d’un Voyant tout-puissant (puisqu’elle était apparue de nombreuses fois, dans une multiplicité de civilisations), la Vérité était la première religion postscientifique et pancivilisationnelle – la seule, en tout cas, à ne pas avoir été imposée par une hégémonie conquérante. Les adeptes de la Vérité affirmaient même que celle-ci n’était pas une religion, car ce dernier concept en rebutait certains. Il était certes possible de la considérer comme une philosophie, voire un postulat scientifique justifié par des statistiques et des calculs de probabilités parfaitement irréfutables.

La Mercatoria avait donc adopté cette croyance, l’avait convenablement codifiée pour en faire la religion d’État de ce dernier Âge.

— Vous n’êtes pas croyant, Fassin ? demanda Hatherence avec une pointe de tristesse dans le signal.

— Disons que je goûte la force intellectuelle de cette théorie.

— Mais elle n’est pas présente en permanence dans votre esprit ?

— Non. Désolé.

— Ne soyez pas désolé. Il arrive à tout le monde de douter. Nous devrions peut-être approfondir davantage cette question.

— J’avoue que je craignais un peu de vous entendre dire cela.

— Alors, revenons-en à ma première question.

— Est-ce que je crois toutes ces choses ?

— Oui.

Fassin jeta un regard circulaire sur le vaisseau, sous leurs pieds, sur l’assemblage colossal de moteurs rugissants, sur ces pales en mouvement et toute la structure qui les soutenait. La Grande Traversée : trente millions d’années entre les galaxies.

— L’idée qu’un appareil construit par les Habitants soit capable d’effectuer un voyage si long est, je dois l’avouer, un défi à la crédulité, admit-il.

— Quant au voyage de retour, la vitesse à laquelle il a été effectué semble encore moins crédible.