Ah oui ! le grand et, très certainement mythique, trou de ver intergalactique.
— Je n’ai pas envie que nous nous disputions, colonel. Il est parfaitement possible que tout cela ne soit que pure invention ; néanmoins, la chose que nous recherchons, elle, existe bel et bien.
— Cela nous occuperait, pourtant.
— Encore une fois, je pense qu’il ne sert à rien de discuter. Au bout du compte, vous êtes colonel, tandis que moi, je ne suis qu’un commandant honoraire ; les ordres sont les ordres.
— Justement. Le cœur que l’on met à exécuter des ordres dépend grandement de ce que l’on pense de ces derniers, du degré de faisabilité supposé de la mission.
— Entièrement d’accord avec vous. Mais où voulez-vous en venir, au juste ?
— Je calibre, commandant, j’évalue.
— Vous testez ma motivation ? Vous voudriez savoir si je serais prêt à sacrifier ma vie pour… l’objet de notre désir ?
— Quelque chose comme cela.
— J’ai l’impression que nous sommes tous les deux des sceptiques, colonel. Moi plus que vous, il est vrai. Mais nous avons tous les deux le sens du devoir. Vous plus que moi, peut-être. Alors, cela vous satisfait-il ?
— Oui, je suis satisfaite.
— Moi aussi.
— J’ai reçu un message de l’Ocula, ce matin.
— Vraiment ?
Me l’auriez-vous dit si je m’étais montré encore plus sceptique ? Ou bien avez-vous conclu de votre évaluation que vous ne pouviez pas tout me dire ?
— Oui. Nos ordres sont inchangés. Le système a subi plusieurs attaques au moment de l’assaut contre Troisième Furie. Il y a eu d’autres raids par la suite, mais moins importants. Les satellites de télécommunication de Nasqueron sont en train d’être réparés d’urgence. En attendant, une flotte de la Navigarchie s’est positionnée en orbite pour pallier les déficiences du réseau, pour assurer notre sécurité et nous évacuer à la fin de la mission ou avant, si cela s’avère nécessaire.
Fassin prit quelques secondes pour réfléchir.
— Ils n’ont rien dit à propos de mon Sept, le Sept Bantrabal ?
— Rien. En revanche, on m’a confirmé que tous ceux qui se trouvaient sur Troisième Furie ont été tués. Je suis navrée de vous apprendre que le Maître Technicien Apsile est considéré comme mort. On n’a trouvé aucune trace de son vaisseau transporteur. L’Ocula m’a demandé de vous présenter ses condoléances – auxquelles j’ajouterai les miennes – pour les Voyants et leurs assistants décédés.
— Merci.
Le colonel parut s’incliner légèrement, ou alors était-ce uniquement l’effet des courants d’air tourbillonnants et violents qui secouaient la plate-forme qui les accueillait ?
Il n’y eut plus de victime dans les rangs des enfants esclaves. Leurs réparations semblaient devoir tenir le coup. Même là où ils n’avaient pas terminé leur travail, les pales vibraient beaucoup moins, leur facilitant énormément la tâche.
— Combien de navires ont-ils envoyés au-dessus de Nasqueron pour accomplir toutes ces choses ? Un seul bâtiment de notre escorte et deux satellites miniatures auraient très bien fait l’affaire…
— On ne me l’a pas précisé.
Fassin se tut.
Une interprétation littérale de la Vérité pouvait conduire à des conclusions plutôt fâcheuses. Par exemple, rien ne garantissait que, une fois la simulation terminée, tous les êtres qui en faisaient partie ne cesseraient pas d’exister purement et simplement. Il suffirait d’éteindre la sim pour que tout le monde, à l’intérieur du substrat, meure instantanément. Il ne serait peut-être pas question de soulagement, de libération, de retour à quelque chose de mieux, de plus grand, mais bien d’une ultime extinction de masse.
Par ailleurs, certains affirmaient que la Vérité justifiait l’extinction des espèces simulées et que, de ce fait, elle encourageait le meurtre et le génocide. Il y avait en effet deux moyens de parvenir au but ultime, à la révélation finale : évangéliser, convaincre, convertir les masses sceptiques ou, tout simplement, réduire le nombre de ceux qui persistaient à refuser la Vérité en les supprimant. Le basculement vers la délivrance pourrait intervenir non pas lorsque l’infidèle de trop serait enfin prêt à entendre la bonne parole, mais lorsqu’il rendrait son dernier souffle.
Le Brise Tempête plongea dans un énorme mur de nuages épais et sombres. Les lumières illuminèrent les structures des skiffs nasquéroniens. Bientôt, il devint impossible de distinguer quoi que ce soit, et le vacarme produit par les gaz autour de la queue du navire ainsi que le ronronnement incessant des moteurs rendit impraticable toute communication orale.
— Je crois qu’il est temps de rentrer, envoya le colonel.
— Amen.
Le jour suivant, l’on s’entraîna un peu au tir pour préparer l’équipage du vaisseau au combat. Y’sul, Hatherence et Fassin furent autorisés à assister aux manœuvres depuis un dôme d’observation situé à l’avant, une structure temporaire qui dépassait de la proue blindée du Brise Tempête comme un diamant incrusté sur un nez. Ils partagèrent l’endroit avec quelques douzaines de civils intéressés, pour la plupart les Administrateurs des villes qui avaient accueilli le cuirassé durant la longue période de paix. Des enfants serviteurs en uniforme flottaient autour des invités en portant des plateaux chargés de nourriture et de drogues.
Droit devant, derrière un trou d’une dizaine de kilomètres de diamètre dans un nuage, ils devinèrent un petit objet semblable à un navire bleu électrique. En fait, il s’agissait d’une cible tractée par un autre cuirassé, situé à plus de cent kilomètres de là.
Le Brise Tempête trembla violemment, et un instant plus tard retentit un bruit très puissant. Des traînées blanches, pareilles à de la vapeur condensée, apparurent dans le ciel au-dessus et en dessous d’eux, dessinèrent des rais de gaz précédés par de minuscules points sombres, qui convergèrent vers la cible. Les moniteurs sertis dans chaque poste de travail montraient une vue agrandie de cette dernière. La structure creuse fut ébranlée et transpercée, mais les trous se rebouchèrent aussitôt.
Quelques exclamations moyennement enthousiastes retentirent parmi les Habitants présents, exclamations couvertes par les claquements de doigts destinés à appeler les jeunes serviteurs.
— Au fait, je n’ai jamais posé la question…, commença Hatherence en se penchant sur un Y’sul occupé à aspirer des volutes violettes d’une sorte de pipe fumante. Cette guerre, pour quelle raison est-elle menée ?
Y’sul se retourna par saccades et donna l’impression de braquer tous ses organes sensoriels externes sur le colonel.
— La raison ? répéta-t-il, l’air un peu perdu, tandis que la pipe, vidée de sa substance, émettait un « pop » audible. Nous avons, comment dire, deux groupes de personnes, en l’occurrence d’Habitants, qui, manifestement, ont décidé, hum…, d’en découdre. Oui, d’en découdre ! Oui, habituellement, il y a un contentieux derrière une déclaration de guerre, et… et ils se servent d’armes pour s’expliquer, jusqu’à ce qu’une des deux parties – ai-je précisé que, le plus souvent, il y avait deux parties ? C’est un genre de convention, je crois. Deux, c’est le quorum, pourrait-on dire. Donc…
— Je ne vous ai pas demandé de m’expliquer ce qu’était une guerre, Y’sul.
— Ah bon ? D’accord. Oui, je suppose que vous avez des guerres, chez vous aussi. La plupart des gens font la guerre, semblerait-il.
— Ce qui m’intéresse, c’est l’origine du contentieux. Quelle est la cause de cette guerre ?
— La cause ? demanda Y’sul, surpris.