Il roula au fond de sa cuvette, tandis que le navire était secoué par le lancement d’une deuxième salve, tirée depuis ses flancs, cette fois.
— Eh bien…, reprit-il, quelque peu distrait par les points sombres qui dessinaient des traînées blanches dans le ciel. Oui, je suis certain que cette cause existe…, marmonna-t-il.
L’Habitant s’affala dans sa cuvette en tirant sur sa pipe et en soupirant ; Hatherence comprit qu’elle ne pourrait rien en tirer de plus.
— Les Guerres Formelles sont comme des duels à grande échelle, lui expliqua discrètement Fassin.
L’Oerileithe se tourna très légèrement dans sa direction.
— Habituellement, ajouta-t-il, elles sont provoquées par une querelle esthétique, par des avis divergents en matière d’aménagement du territoire planétaire.
— D’aménagement du territoire planétaire ?
— Par exemple, il leur arrive souvent de se disputer à propos du nombre de ceintures et de zones que devrait comporter la planète. En faut-il un nombre pair ou impair, en gros ? Dans ces cas-là, chacun souhaite imposer ses vues, et il n’y a aucun moyen de trancher.
— Vous avez bien dit « aménagement du territoire planétaire » ? répéta l’Oerileithe, comme si elle n’était pas certaine d’avoir compris. J’ignorais que l’aménagement des géantes gazeuses pouvait être… planifié.
— Les Habitants disent que, si on leur laisse le temps d’agir, ils sont parfaitement capables d’altérer le nombre de bandes que comporte la planète. C’est vrai qu’on ne les a jamais vus faire, mais cela ne les empêche pas de plastronner. De toute façon, ce qui compte, ce n’est pas la réalisation, mais le principe. Dans quel genre de monde voulons-nous vivre ? C’est cela, la question.
— Un monde avec un nombre de bandes pair ou impair, c’est bien ça ?
— Exactement. La Guerre Formelle n’est qu’une façon de progresser sur ce point.
Encore une salve. Cette fois-ci, le navire fut très sérieusement ébranlé, et nombre d’enfants esclaves couinèrent de peur. Des traits de gaz condensés jaillirent de tous les côtés, tissant un tunnel blanc dans le ciel.
— Il arrive que des disputes éclatent parce que deux équipages veulent porter les mêmes couleurs lors d’une course de clippers.
— Une guerre pour cela ? envoya Hatherence, véritablement horrifiée. Ces gens n’ont jamais eu l’idée de constituer des commissions, ou ce genre de chose ?
— Oh ! ils ont des commissions, organisent des réunions, mettent en place des procédures. Ils en font même trop. Toutefois, forcer un Habitant à appliquer une décision qui ne l’arrange pas, même s’il a juré ses grands dieux de se soumettre à l’avis d’une commission, c’est très compliqué, sur cette planète comme sur les autres. Les disputes ont donc tendance à dégénérer. La Guerre Formelle leur sert un peu de cour suprême, de dernier recours. Vous devez également comprendre qu’en temps normal les Habitants n’entretiennent aucune armée. Entre les guerres, les cuirassés comme celui-ci ainsi que tout le matériel de combat sont pris en charge par des clubs de passionnés. Lorsqu’une guerre éclate, le nombre de ces passionnés a tendance à augmenter très sérieusement. Les clubs, pour nous qui sommes étrangers à cette civilisation, ont des us et coutumes très martiaux, mais ne vous méprenez pas : ils n’ont rien à voir avec une armée professionnelle.
— Comme c’est pervers, commenta le colonel en réprimant un frisson.
— Mais cela fonctionne pour eux.
— Le terme « fonctionner », comme beaucoup d’autres mots courants, prend un sens singulier lorsqu’il s’agit des Habitants. Et comment choisissent-ils le vainqueur de ces étranges conflits ?
— Parfois, on compte les victimes, on fait l’inventaire des vaisseaux détruits ou endommagés. Mais le plus souvent, ils se mettent d’accord sur un seuil d’élégance.
— Un seuil d’élégance ?
— Hatherence, fit Fassin en se tournant vers l’Oerileithe. On dirait que vous ne savez rien des coutumes des Habitants. Tout ce temps que…
— Je crois bien avoir déjà rencontré ce concept, mais je l’ai trouvé tellement fantaisiste que je n’ai pas approfondi. Cela a-t-il réellement de l’importance dans ces circonstances ?
— Oui, cela compte énormément.
— Ils ne peuvent pas décider des couleurs de leurs clippers sans déclencher une guerre, mais ils sont capables de signer un armistice en se fondant sur quelque chose d’aussi flou que le concept d’« élégance » ?
— Oh ! mais il n’y a pas de dispute. Il y a des algorithmes pour cela.
Une autre vibration énorme agita le Brise Tempête et le fit tinter comme une vieille cloche.
Des bandeaux de brume se déroulèrent devant eux.
— Un algorithme ?
— L’élégance est un algorithme.
Sur les moniteurs, la cible bleue essuya les impacts d’une poignée de projectiles. Hatherence regarda furtivement Y’sul, qui essayait de faire des ronds de fumée violette et de les transpercer à l’aide d’un membre articulé.
— Et tout cela est organisé par des clubs… d’enthousiastes ?
— Oui.
— Des clubs ?
— De grands clubs, admit Fassin.
— Est-ce pour cela que leur technologie de guerre est si désastreuse ? demanda Hatherence.
— L’est-elle ?
— Fassin, commença le colonel d’une voix amusée. Ces gens-là affirment arpenter l’univers depuis la semaine qui a suivi l’ionisation originelle. Ils disent bâtir leurs cuirassés depuis cette époque. Pourtant, cette cible est à moins de douze kilomètres de nous, et chaque salve est composée de trente-six projectiles…
— Trente-trois. Une des tourelles est en panne.
— Peu importe ! Seul un projectile sur deux ou trois atteint cette cible immobile. C’est purement et simplement pathétique.
— Il y a des règles, des formules.
— Qui imposent l’usage d’un armement ridiculement inefficace ?
— En un sens, oui. Pas de projectiles guidés, des armes et des systèmes de visée issus de plans anciens, pas de réacteurs pour les cuirassés, pas de fusées pour les missiles, pas d’armes à rayons ou particules.
— Comme un duel avec de vieux pistolets.
— Vous avez tout compris.
— Cette tradition est-elle supposée les préparer à se défendre en cas d’invasion extérieure ?
— Oui. Je sais que c’est difficile à croire compte tenu de la technologie de leurs armes. Évidemment, ils soutiennent qu’ils possèdent un superarmement capable de pulvériser des étoiles entières, caché quelque part, au secret, juste au cas où…
— Mais personne ne l’a jamais vu.
— Voilà.
Le Brise Tempête se positionna sur le flanc et libéra ses puissants missiles antiaériens, qui auraient dû être au nombre de douze. Onze minuscules projectiles jaillirent en hurlant – les enfants esclaves couinèrent de nouveau, et certains d’entre eux firent même tomber leur plateau – et foncèrent vers la cible bleue en déroulant derrière eux des plumets de vapeur semblables à des javelots torsadés. Deux des missiles volèrent trop près l’un de l’autre. Ils crurent reconnaître leur ennemi, infléchirent brutalement leur trajectoire pour l’anéantir, se manquèrent mutuellement, dessinèrent dans le ciel une boucle élégante, avant de se rejoindre plus haut et, cette fois-ci, de se rencontrer en explosant modestement. Certains des Habitants présents dans le salon – soudainement intéressés et sarcastiques – se mirent à applaudir.
Un troisième missile interpréta l’explosion comme un genre de signal et décida de faire demi-tour pour revenir vers le Brise Tempête.