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Hatherence se précipita de l’autre côté du navire.

Y’sul suivit son harpon du regard, le vit décrire une courbe parfaite, fondre avec sûreté sur sa cible. Puis il fixa le câble qui reliait le projectile au pont du vaisseau.

— Sholish ! aboya-t-il. Attrape ce câble !

Son serviteur bondit sur le filin qui jaillissait d’un compartiment situé sous l’arme, s’en saisit et fut instantanément projeté vers les plats-bords. Il se cogna brutalement aux étançons, s’emmêla dans les amarres, fut projeté par-dessus bord, avant de retomber lourdement sur le pont juste derrière eux. Le câble venait de lâcher. Libéré de cette entrave, le harpon accéléra vers la mine. Hatherence s’éloigna du navire. Le gazonef de Fassin était toujours en train de virer, mais il restait encore très près de la sphère noire.

— Et merde…, lâcha Y’sul.

Un éclair écarlate oblitéra le gaz dont ils étaient entourés.

Mort, eut le temps de penser Fassin.

Pendant une fraction de seconde, des rais brûlants rose-blanc relièrent le harpon au scaphandre du colonel. Puis le projectile disparut dans une explosion de lumière et de chaleur. Une onde de choc sphérique parfaitement visible se mit à grossir, ébranlant la mine…

… qui parut s’arrêter un instant pour réfléchir, avant de reprendre tranquillement son ascension. L’onde secoua violemment le navire. Fassin la ressentit également ; il ralentit et se retourna pour assister au spectacle.

Le Poaflias ralentissait, comme son capitaine l’avait ordonné. L’inertie du vaisseau faiblissait de seconde en seconde, mais était encore suffisamment forte pour faire rouler la carapace meurtrie de Sholish, qui rebondissait sur le pont, enroulé dans une masse sombre de filins et de cordages.

Y’sul se tourna vers son fidèle serviteur.

— Sholish ? appela-t-il d’une voix faible.

— Leur perception du temps divise les espèces Voyageuses plus qu’autre chose. Nous, les Habitants, de par notre nature, sommes capables de percevoir la quasi-totalité des nuances temporelles et nous possédons un chronosens particulièrement étendu. Évidemment, j’exclus de cette classification la catégorie des machines Rapides…, dit-il avant de s’interrompre un instant, et d’ajouter en hésitant : Je crois savoir que vous abhorrez toujours ces dernières, n’est-ce pas ?

— Oui, sans aucun doute ! s’exclama le colonel.

— Nous les poursuivons sans relâche, ajouta Fassin.

— Hum. Elles sont certes différentes. Toutefois, même si l’on se limite aux espèces qui se sont contentées d’évoluer naturellement, les façons d’apprécier le temps sont tellement diverses et nombreuses qu’elles suffisent, à elles seules, à catégoriser et à différencier les races et les groupes.

Leur interlocuteur était un vieux Sage nommé Jundriance. La nomenclature de la hiérarchie des Habitants comportait vingt-neuf groupes ou catégories. Le premier incluait les enfants et la dernière les Enfants – sachant qu’il fallait plus de deux milliards d’années pour passer de l’un à l’autre. Entre les deux, il y avait l’Adolescence – une période très courte –, la Jeunesse, l’âge adulte, avec ses trois sous-périodes, la Fleur de l’âge, avec ses quatre ères distinctes, la Maturité et ses trois périodes successives. Si l’individu survivait à cette étape (longue d’au moins un million sept cent cinquante mille ans) et si ses pairs le lui permettaient, il devenait alors un Sage et revivait une seconde fois l’âge adulte, la Fleur de l’âge et la Maturité. Techniquement, Jundriance était donc un Sage-Adulte-Chice. Il avait quarante-trois millions d’années, ne mesurait plus que six mètres de diamètre – sa carapace s’était assombrie, patinée –, avait perdu la majeure partie de ses membres et était responsable de ce qui restait de la demeure et de la bibliothèque de feu Valseir.

Depuis la maison, en temps normal, la vue était immobile, immuable : des voiles de gaz bruns et violets à l’intérieur d’un grand cylindre de ténèbres, qui n’était que l’écho de l’énorme tempête autour de laquelle la maison avait jadis gravité, à la manière d’une minuscule planète en orbite autour d’un soleil éteint. En apparence, le complexe de la bibliothèque était un ensemble de trente-deux sphères de soixante-dix mètres de diamètre chacune, dotées, pour la plupart, d’un balcon équatorial, qui leur donnait des allures de planète ornée d’anneaux. La maison bulle était suspendue – et coulait très lentement – dans ces gaz épais et calmes. En contrebas, à quelques dizaines de kilomètres seulement, les gaz étaient presque liquides, brûlants, sombres.

— C’est sa maison, alors ? avait demandé Hatherence lorsqu’ils avaient aperçu la bâtisse depuis le pont du Poaflias.

Mettant à profit ses sens auditif et magnétique, Fassin avait jeté un regard circulaire à la recherche du Tunnel abandonné auquel était accrochée la demeure dans le passé. Comme prévu, il n’y avait rien à l’horizon. Il avait déjà examiné les holocartes du capitaine, et le Tunnel n’y apparaissait plus, ce qui signifiait qu’il avait dérivé au loin – ce qui était peu probable – ou qu’il avait sombré dans les Profondeurs.

— Oui. On dirait bien.

Ils avaient été contraints de retourner à Munueyn, où Sholish, grièvement blessé, avait été hospitalisé. Les médecins étaient partagés sur son sort. Le mieux était de le maintenir dans un coma artificiel pendant les quelques prochaines centaines de jours. On ne pouvait rien faire de plus pour lui.

Y’sul aurait pu le remplacer très facilement, car nombreux étaient les Jeunes et les Adolescents à lui avoir proposé leurs services. Mais il les avait tous repoussés, décision qu’il avait regrettée dès le lendemain, jour de leur départ, lorsqu’il s’était rendu compte qu’il n’avait personne sur qui crier.

Fort heureusement, ils avaient su éviter les embûches, les navires ennemis et les mines ; ils étaient arrivés en dix jours seulement.

Deux domestiques dévoués, Nuern et Livilido – qui étaient eux-mêmes Matures – s’occupaient du Sage Jundriance. Ils portaient tous les deux des vêtements d’apparat peu pratiques et étaient suffisamment âgés pour avoir leurs propres serviteurs, à savoir une demi-douzaine d’adultes réticents, qui avaient l’air de sextuplés. Ils s’affairaient dans tous les sens, mais paraissaient maladivement timides.

Le plus ancien des deux serviteurs, Nuern – il était Mouean, ce qui le plaçait juste au-dessus de Livilido, qui n’était que Suhrl – les avait accueillis, leur avait montré leurs chambres et expliqué que son maître était occupé par le catalogage des restes de la bibliothèque – comme Y’sul l’avait dit, une grande partie de la collection de livres de Valseir avait été dispersée suite à sa disparition. Seule la position particulièrement isolée de la maison avait empêché les chercheurs de toute la planète de venir la piller. Jundriance avait ralenti son temps relatif, aussi seraient-ils obligés d’en faire autant s’ils souhaitaient lui parler. Fassin et le colonel étaient d’accord. Y’sul, quant à lui, avait préféré remonter à bord du Poaflias pour explorer les alentours et peut-être chasser quelque chose.

— Il est de votre devoir de nous attendre, lui avait expliqué Hatherence.

— Mon devoir ? avait répondu l’Habitant, comme s’il entendait ce mot pour la première fois.

Ils avaient une demi-journée devant eux, le temps que Jundriance soit informé de leur arrivée via son moniteur de contrôle. S’il acceptait de les recevoir immédiatement, ils pourraient commencer le soir même. Autrement, l’attente risquerait d’être longue…

— Colonel, nous allons évoluer en temps ralenti pendant une période encore indéterminée. Y’sul ferait aussi bien de s’amuser un peu dans les parages plutôt que de traîner ici, avait dit Fassin en se tournant vers l’Habitant pour appuyer son propos.