— Il a toujours été si discret. Vous serez d’accord avec moi ?
— Je détecte une fuite dans les communications, envoya Hatherence.
— Dites-moi si vous détectez quelque chose après cela :
— Et lent, reprit Fassin. Hapuerele m’a toujours dit que Valseir avait plus de chances de gagner une frégate par gros temps que de terminer son catalogage.
Une nouvelle pause.
— Oui, oui, bien sûr. Hapuerele, oui.
— Fuite. Hapuerele n’existe pas ?
— Il existe. Mais Jundriance a manifestement dû se renseigner avant de me répondre. Ce n’est pas normal.
— Je souhaiterais jeter un coup d’œil à cette collection de livres. J’espère que vous m’y autoriserez, je ne vous dérangerai pas.
— Ah ! je vois. Si vous croyez pouvoir vous faire discret… Vous cherchez quelque chose en particulier, monsieur Taak ?
— Oui. Et vous ?
— Je cherche uniquement à m’instruire. Puis-je vous demander ce qui vous intéresse exactement ?
— La même chose que vous.
Le vieil Habitant garda le silence pendant quelques instants. En temps réel, il s’écoula presque une heure.
— J’aurais peut-être quelque chose pour vous, finit-il par dire. Accepteriez-vous de ralentir encore un peu ? Je sais que notre rythme actuel doit vous être pénible, mais il est encore trop rapide pour moi.
— Bien sûr, répondit simplement Fassin.
— Je ne vais pas pouvoir vous suivre, commandant.
— Vous avez de la chance. Je tâcherai d’écourter cette conversation au maximum.
— Bonne chance, envoya Hatherence.
— Je ne vais pas pouvoir vous suivre, monsieur, dit le colonel au Sage.
— Ce fut un plaisir, Révérende colonel. Bon, voyons voir, reprit le Sage en se retournant vers Fassin. Si nous ralentissions deux fois, ce serait déjà beaucoup mieux, même si, dans l’idéal, j’aurais préféré quatre fois.
— Contentons-nous de deux fois pour le moment.
Il émergea trois jours plus tard. Hatherence était en train d’inspecter le contenu d’une autre bibliothèque. La salle presque parfaitement sphérique était dépourvue de fenêtres. Le centre du plafond était transparent et laissait entrer très peu de lumière, l’éclairage glauque étant principalement assuré par des biobandes serties dans chaque étagère. Des rayonnages semblables à des ailes pointées vers l’intérieur de la salle lui donnaient une allure étrangement organique, comme s’ils se trouvaient à l’intérieur d’une énorme créature dont ils auraient distingué les côtes. Le colonel flottait près du centre de la pièce, à côté d’un rayonnage encombré de volumes. Les biobandes projetaient des rayures vertes sur son scaphandre.
— Déjà, commandant ? dit Hatherence en reposant un holocristal étroit sur une étagère saturée.
Tout en lui parlant, l’Oerileithe lui envoya ce message :
— Notre ami n’avait rien d’intéressant à vous confier ?
— Le Sage Jundriance m’a appris tellement de choses, qu’il m’a paru nécessaire de quitter son temps ralenti pour travailler, répondit-il avant d’émettre : – Le vieux salaud m’a bien eu. En gros, il essaie de nous tenir à distance.
— J’ai profité de votre absence pour étudier un peu.
— Vous avez découvert quelque chose d’intéressant ? demanda-t-il en flottant vers le colonel.
— De nombreux Habitants ont fréquenté ces lieux encore très récemment. Cela remonte même à quelques jours à peine.
— Le système de la maison semble penser qu’il devrait y avoir un fichier quelque part, dit l’Oerileithe à voix haute. Et même plusieurs copies de ce dernier.
— Un fichier ? demanda Fassin avant d’émettre : – D’autres Habitants ?
— Oui, un fichier établi par Valseir et répertoriant l’ensemble des volumes de sa collection. – Je dirais dix ou douze individus. J’ai également le sentiment que Livilido et Nuern sont plus importants qu’ils en ont l’air.
— Un seul fichier pour toutes les salles ? Ce serait trop beau. – Je pense aussi qu’ils ne sont pas de simples serviteurs. Alors, où sont passées ces fameuses copies ?
— À mon avis, elles ne sont plus là. Un tel fichier serait d’une aide précieuse pour entamer des recherches méthodiques, envoya le colonel avant de déclarer à voix haute : — Je suppose que c’était la façon la plus logique de procéder. Cette bibliothèque renferme encore une quantité astronomique de données, même si une partie non négligeable de son fonds a disparu. Si ce catalogue existe, il doit être énorme. Évidemment, une base de données géante avec des subdivisions de dimensions diverses, des catégories et sous-catégories qui se recouperaient partiellement, des références croisées, un classement hiérarchisé et des programmes de recherche semi-intelligents, serait extrêmement utile.
Fassin se tourna vers l’Oerileithe.
— Il en serait probablement venu là, s’il avait eu le temps de terminer le catalogage. Toutefois, il aurait mis un point d’honneur à rendre son travail accessible sans le concours de machines.
— Nos amis les Habitants sont de véritables puristes lorsqu’il s’agit de protéger les résultats de leurs longues recherches.
— Quand on vit aussi longtemps qu’eux, il est normal d’être obsédé par ce genre de question.
— Peut-être même est-ce leur malédiction. Les Rapides doivent vivre avec la frustration d’exister dans un univers infini tout en n’étant capables de voyager qu’à des vitesses ridicules, tandis que les Lents doivent s’accommoder du rythme exagérément effréné d’un monde en proie à l’entropie.
Fassin se rapprocha davantage de Hatherence et bascula ostensiblement comme pour l’observer. Les biobandes zébraient le petit gazonef de vert.
— Vous vous sentez bien, colonel ? demanda-t-il. C’est vrai qu’il fait plutôt chaud, ici, et que la pression est élevée. – Croyez-vous que nous perdions notre temps ?
— Je vais bien, merci. Et vous ? – C’est difficile à dire. Il reste tellement de documents dans ces salles, tellement de données à compulser.
— Bien aussi. Je me sens reposé. – C’est justement le problème. On souhaite peut-être nous faire perdre un temps précieux, alors que ce qui nous intéresse n’est plus là depuis longtemps.
— J’ai entendu dire que le temps ralenti avait cet effet-là. – Je ne puis rien affirmer, mais les traces de poussière sont étranges. De nombreux ouvrages semblent avoir disparu ou avoir été déplacés, changés de section. J’ai également vu beaucoup de livres qui n’ont rien à faire ici, étant donné le sujet des études menées par Valseir. Oui, c’est très bizarre. Évidemment, tout s’expliquerait s’il s’avérait que nous sommes tombés dans une sorte de piège. Mais que pouvons-nous faire d’autre ? Où pourrions-nous aller ?
— Il faut que je reparle au Sage. J’ai encore beaucoup de questions à lui poser. – En vérité, je vais tout faire pour éviter d’avoir à rencontrer de nouveau cette vieille peau. Il faut qu’on fasse parler les chercheurs qui sont venus se servir ici. L’un d’entre eux a peut-être vu le fichier, ou autre chose. Il y a deux dizaines de bibliothèques séparées, ici. Même si elles sont à moitié vides, elles contiennent de quoi nous occuper pendant des décennies.
— Oui, c’est un personnage extrêmement intéressant. – Des dizaines de millions d’ouvrages, dont la plupart déclassés. En somme, c’est une véritable pagaille. Je vais envoyer un message au vaisseau pour qu’ils contactent les chercheurs concernés. Qui donc a intérêt à nous mettre ainsi des bâtons dans les roues ?