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Le petit appareil planait sous le fin ciel jaune. Au-dessus de lui, les étoiles parurent ralentir leur course, puis voler à reculons, comme Fassin se déplaçait plus vite que les vitesses combinées de la planète tournant sur elle-même et de la bande de gaz qui le portait dans la même direction.

Après une heure de vol sans avoir rien vu ni en dessous ni au-dessus qui eût pu le convaincre de l’existence d’êtres vivants dans cet univers, il ralentit et perdit rapidement de l’altitude, tomba littéralement tout droit vers le cœur de la planète. Il laissa la densité de plus en plus importante freiner sa chute. La friction colossale chauffa la coque de l’engin, qui transmit l’excès de chaleur jusque dans sa chair.

Il pénétra la zone liquide – la frontière, floue et peu définie, était secouée par des vagues lentes et des mouvements de marée imprévisibles – et dessina des ronds dans l’atmosphère épaisse comme de la gelée, quoique toujours fluide. Si la section de Tunnel se trouvait toujours dans son volume de gaz originel, elle devait se trouver quelque part dans les parages, où elle poursuivait sa chute inexorable vers les ténèbres, dans lesquelles elle finirait par atteindre une zone d’équilibre, lorsque l’hydrogène devenu liquide serait assez dense pour l’immobiliser.

Le Tunnel pouvait tout aussi bien avoir emprunté le chemin inverse et s’être élevé vers le sommet de la couche nuageuse, mais c’était peu probable. Les Tunnels abandonnés, dont la structure était normalement constituée de poutrelles creuses et vides, avaient tendance à se remplir de gaz et à s’alourdir au fil des millénaires. C’était un processus d’osmose classique. Lors du dernier séjour de Fassin, deux siècles plus tôt, Valseir était déjà occupé à entretenir ses installations, à les maintenir à flot pour éviter qu’elles n’entraînent la maison dans leur chute. Et même si la section s’était élevée, elle devait être restée dans la même bande atmosphérique. Ce qui était impossible, car elle serait alors apparue sur les cartes du Poaflias.

Il continua de décrire des spirales, lentement, en faisant le moins de bruit possible, au cas où quelqu’un serait en train d’écouter. (Le colonel aurait-il pu le suivre sans qu’il le remarque ? Probablement. Mais dans quel but ? Néanmoins, il avait la conviction qu’il valait mieux se faire discret.) Inutile d’allumer ses lumières. Les parois du Tunnel seraient quasi transparentes à ces profondeurs. Pas la peine non plus de chercher des vestiges d’émissions magnétiques ou radioactives, ou encore des odeurs.

Au bout de deux heures, alors qu’il approchait du moment où il lui faudrait rentrer, et peu de temps après qu’il eut décidé de mettre tous ses senseurs en route et de les pousser au maximum sans plus se soucier de se faire remarquer, une des extrémités du Tunnel, semblable à une bouche béante, apparut dans la brume aussi épaisse que de la gelée. Il engagea le gazonef dans l’ouverture et alluma ses capteurs auditifs, car il était désormais protégé par les parois de l’artefact. Il accéléra, fonça dans le conduit légèrement courbe comme le fantôme d’un Habitant depuis longtemps disparu.

La sphère du bureau était toujours là, qui occupait toute la largeur du Tunnel à une quarantaine de kilomètres de son entrée, mais elle avait été complètement saccagée et pillée. Les secrets qu’elle avait peut-être contenus avaient été détruits ou volés.

Fassin alluma quelques lumières pour explorer les lieux. Il n’y avait plus rien d’intact, juste des étagères dépouillées, des plaques de carbone déchiquetées, de la poussière de diamant, pareille à du givre, des fibres effilochées qui s’envolaient dans son sillage.

Il forma une petite cavité avec ses capteurs auditifs et la regarda s’effondrer aussitôt, écrasée par le poids colossal de la colonne de gaz située au-dessus. C’était un endroit idéal pour se sentir accablé, se dit-il avant de revenir sur ses pas et de remonter lentement vers la maison et la bibliothèque numéro vingt et un.

Hatherence était là. Elle parut surprise de le voir sortir de derrière une étagère, même s’il l’avait prévenue de ses intentions.

— Commandant. Voyant Taak. Fassin, dit-elle d’une voix… étrange.

Fassin regarda autour de lui. Il n’y avait personne. Bien, pensa-t-il.

— Oui ? répondit-il en laissant la porte secrète se refermer dans son dos.

Le colonel flotta jusqu’à lui et s’arrêta à un petit mètre de son gazonef. Son scaphandre arborait une couleur grise qu’il ne lui connaissait pas.

— Colonel ? demanda-t-il. Vous vous sentez bien ? Est-ce que…

— J’ai… Vous devez vous préparer… Je… Je suis désolée… J’ai une mauvaise nouvelle, Fassin, finit par articuler Hatherence d’un ton précipité, d’une voix enrouée. Une très mauvaise nouvelle. Je suis vraiment désolée.

* * *

L’Archimandrite Luseferous ne prenait pas la Vérité pour argent comptant. Évidemment, pour s’élever dans la hiérarchie de la Cessoria, il avait dû faire montre d’une foi sans bornes, et s’était distingué comme un brillant évangéliste et débatteur, défendant avec logique et passion les vues de l’Église. On l’avait d’ailleurs souvent félicité pour cela. À l’époque, il se rendait bien compte que ses supérieurs étaient impressionnés, quand bien même ils ne voulaient pas le lui montrer ou se l’avouer. Il avait un don pour la rhétorique. Ainsi que pour la simulation, le mensonge (bien qu’il rechignât à utiliser une terminologie si peu nuancée et précise), pour sembler penser une chose plutôt qu’une autre, alors qu’en vérité et dans le meilleur des cas, il méprisait autant les deux camps. En fait, il lui importait peu que la Vérité fût vraie ou non.

Le concept de foi l’intéressait, le fascinait même ; non pas en tant qu’idée intellectuelle, ou cadre abstrait et théorique, mais parce qu’elle permettait de contrôler les gens, de les comprendre et donc de les manipuler. Il voyait la foi comme une faille, un défaut qu’il n’avait pas, mais dont il pouvait tirer profit.

Il y avait tant d’avantages à user de sa position de force que c’en était presque indécent. Les gens avaient tellement la foi qu’ils accomplissaient, sans se plaindre, des choses qui n’étaient absolument pas dans leur intérêt (pas même à moyen ou à long terme). Uniquement parce qu’ils croyaient ce qu’on leur disait. Ils étaient altruistes et, encore une fois, se souciaient peu de leur intérêt personnel. Ils témoignaient d’un attachement sentimental et émotionnel pour leurs semblables, ce qui lui permettait de faire pression sur eux et de les amener à accomplir des actes insensés. Le pire – ou le meilleur, selon le point de vue adopté –, c’était que les gens avaient une propension à se tromper eux-mêmes. Ils se croyaient courageux, alors qu’ils étaient lâches ; ils s’imaginaient pouvoir penser par eux-mêmes, alors qu’ils en étaient parfaitement incapables ; ils se pensaient intelligents parce qu’ils passaient des examens ; ils se disaient compatissants, alors qu’ils étaient juste sentimentaux.

La véritable force venait d’une maxime on ne peut plus simple : Soyez complètement honnête avec vous-même et ne trompez que les autres.

Ils avaient tant de failles ! Ils avaient rendu son ascension tellement plus facile. Si ceux qu’il avait combattus, ceux qu’il avait rencontrés sur sa route avaient été comme lui, il aurait eu infiniment plus de mal à se hisser jusqu’à sa position actuelle. Peut-être même aurait-il été défait, car, sans tous ces avantages, il aurait dû compter sur la chance, et il n’était guère certain d’en avoir suffisamment.