Dans sa jeunesse, il s’était souvent demandé dans quelle proportion ses vieux supérieurs de la Cessoria étaient réellement habités par la foi. Aujourd’hui, il croyait fermement que plus on s’élevait dans la hiérarchie de l’Église, moins il y avait de véritables croyants. Car ils étaient uniquement là pour le pouvoir, la gloire, le contrôle, le glamour.
En fait, il ne pensait plus trop à tout cela. Il était intimement persuadé que tous ceux qui occupaient une fonction aussi importante que la sienne étaient cyniques, intéressés. Et lorsqu’il venait à croiser quelqu’un qui avait réellement la foi, il ne pouvait s’empêcher d’être surpris et, même, légèrement dégoûté. Cet écœurement s’expliquait principalement par le sentiment de supériorité qu’il prêtait aux culs-bénits, un sentiment pervers, à l’origine du mépris que ceux-ci éprouvaient pour leurs pairs fourvoyés.
— Vous croyez vraiment en tout cela ? Réellement ?
— Monsieur, bien sûr, monsieur ! C’est une foi rationnelle, où la logique prévaut. On ne peut y échapper. Et vous le savez mieux que quiconque, monsieur. Monsieur, est-ce que vous êtes en train de me taquiner ?
La fille détourna les yeux et eut un sourire coquet, timide, peut-être même un peu inquiet. Osait-elle se sentir insultée ?
Il l’attrapa par les cheveux et la força à le regarder. Sa silhouette sombre et dorée se découpait sur une toile de fond noire et percée d’étoiles.
— Mon enfant, je ne crois pas avoir jamais taquiné qui que ce soit de toute ma vie. Qui que ce soit…
La fille ne savait pas quoi dire. Son regard se perdit quelque part. Peut-être dans la contemplation du ciel étoilé par la baie vitrée. Peut-être dans celle de la couche zéro g immaculée. Peut-être dans la multitude de moniteurs qui ceignaient ce petit nid douillet et sur lesquels défilaient des actes sexuels incroyablement inventifs et détaillés. Peut-être encore dans celle de ses deux amies assoupies en position fœtale.
— Oui, monsieur, finit-elle par dire. Vous avez raison. Je ne dirais pas que vous me taquinez, mais plutôt que vous me ridiculisez parce que vous êtes tellement plus intelligent et instruit que moi.
C’était plutôt cela, en effet, pensa l’Archimandrite. Quoiqu’il n’en fût pas certain. Cette jeune chose portait-elle encore la Vérité en elle, après les générations qui s’étaient écoulées depuis qu’il avait décidé de balayer une fois pour toutes ces idioties ?
À vrai dire, cela n’importait pas le moins du monde. Tant que personne n’essaierait d’organiser cette religion pour menacer son pouvoir, il se ficherait pas mal de ce que les gens pourraient penser. Obéissez-moi, craignez-moi. Haïssez-moi si vous le voulez. Mais ne faites pas semblant de m’aimer. C’était tout ce qu’il demandait. La foi n’était qu’un levier de plus, comme la sensiblerie, l’empathie ou l’amour (enfin, ce que les gens prenaient pour l’amour, ce qu’ils désiraient pouvoir appeler « amour », ce sentiment de désir sain et honnête).
Il voulait savoir. Quelqu’un de moins civilisé que lui aurait très certainement fait torturer la fille pour découvrir la vérité. Sauf que, dans ces conditions, les gens tourmentés finissaient rapidement par vous dire ce que vous aviez envie d’entendre, uniquement pour ne plus avoir mal. Il avait appris cela très vite. Mais il y avait un meilleur moyen d’arriver à ses fins.
Il attrapa la télécommande de la nacelle et ajusta la rotation de cette dernière pour créer une fois de plus une illusion de gravité.
— Mets-toi à quatre pattes devant la baie, dit-il à la fille. Il est de nouveau temps.
— Oui, monsieur. Bien sûr, monsieur.
La fille se mit rapidement en position, pressée contre le champ d’étoiles en apparence fixe, bien que le module fût en train de tourner sur lui-même. Le soleil le plus lumineux, au centre exact de l’écran, était Ulubis.
Luseferous avait fait modifier ses parties génitales de diverses manières. Par exemple, il avait des glandes à l’intérieur du corps, qui lui permettaient de sécréter des substances variées et qu’il pouvait introduire dans le corps des autres au moment où il éjaculait (des substances contre lesquelles, bien évidemment, il était immunisé). Sa panoplie comportait des irritants, des hallucinogènes, des cannabinoïdes, des capsaïnoïdes, des somnifères et des sérums de vérité. Brièvement, il traversa une sorte de transe, de petit mal épileptique qui lui permit de choisir dans sa pharmacopée. Il opta donc pour le sérum de vérité.
Il prit la fille par l’anus ; l’effet serait plus rapide ainsi.
Et il découvrit qu’elle avait réellement la foi, qu’elle était une adepte authentique de la Vérité.
Elle révéla également ce qu’elle pensait de lui, à savoir qu’il n’était qu’un vieillard horriblement étrange et effrayant, un sadique à l’esprit tordu, et qu’elle détestait être baisée par lui.
Il eut envie de lui inséminer de la thanaticine ou d’employer les différentes options offertes par son pénis modifié – il pouvait, par exemple, lui donner une forme de tige de prêle étêtée. À moins qu’il ne décidât de l’éjecter dans le vide pour se repaître du spectacle de son agonie.
Finalement, il décida de la laisser vivre pour continuer de l’humilier ainsi régulièrement, ce qui était un châtiment suffisamment sévère. Après tout, il avait toujours dit qu’il préférait être méprisé.
Il ferait d’elle sa favorite. Et donnerait des consignes pour l’empêcher de se suicider.
Les Habitants considéraient que l’aptitude à souffrir était ce qui caractérisait les formes de vie intelligentes. Ils ne pensaient pas à la simple souffrance physique, mais à celle, bien plus difficile à supporter, qui se nourrissait d’elle-même, car la créature qui en faisait l’expérience était en mesure de la goûter complètement, capable qu’elle était de se rappeler l’époque où elle ne souffrait pas, d’attendre avec impatience le moment où elle ne souffrirait plus (ou, désespérée, de ne plus rien attendre – le désespoir était une composante importante de la souffrance), de se dire que si les choses s’étaient passées différemment, elle ne serait pas en train de souffrir. Tout cela demandait un cerveau très développé. De l’imagination. N’importe quelle bestiole dotée d’un système nerveux savait ce qu’était la douleur. Pour souffrir, en revanche, il fallait être intelligent.
Bien sûr, les Habitants ne connaissaient pas la douleur et affirmaient ne pas souffrir – quoiqu’il leur arrivât de souffrir la présence de certains imbéciles de leur famille, ou de supporter les effets physiques et mentaux d’une bonne gueule de bois. Ainsi, selon leur propre définition, ils n’étaient pas vraiment intelligents. Si d’aventure vous le leur faisiez remarquer, ils se braquaient, soutenaient haut et fort qu’il n’y avait pas plus intelligent dans tout l’univers, dépliaient leurs membres préhensiles, agitaient leurs collerettes et se mettaient aussitôt à vous parler des paradoxes.
Fassin se retourna pour entamer un virage, porté par le courant à plus de cinq cents kilomètres-heure. Immobile. Il vira de bord, repéra un petit tourbillon, une boucle, une mince volute blanc-jaune de deux kilomètres de diamètre dans le ciel orange, rouge et brun complètement vide. Il transperçait le gaz, qui glissait sur le revêtement de son gazonef. Il laissa le vortex l’emporter dans un lent mouvement de rotation, puis piqua vers le bas et tomba en tourbillonnant dans la brume, les nuages, la pression de plus en plus forte, en bas, où la température était plus propice, où il redressa sa trajectoire et fit quelque chose qu’il n’avait jamais fait auparavant. Il ouvrit le couvercle de son gazonef et laissa l’atmosphère de Nasqueron s’engouffrer à l’intérieur, toucher sa peau nue.