Les alarmes bipaient et clignotaient. Il ouvrit les paupières. Ses yeux le piquaient dans la lumière orange et diffuse. Son nez, sa bouche, ses poumons étaient toujours emplis de fluide, mais il était forcé de respirer par lui-même, de lutter contre le champ gravitationnel de la géante gazeuse. Il était connecté à son appareil par son collier interface, mais il parvint tout de même à se relever, à décoller son corps du gel anti-g. Il fit alors basculer le gazonef vers l’avant, de façon à se retrouver presque à la verticale.
Son sang grondait dans ses oreilles. Ses pieds et ses jambes glissèrent dans le gel, touchèrent douloureusement le fond de l’habitacle. Il se tenait debout dans son cercueil étroit.
Maintenant, il pouvait se décoller entièrement de son moule. Il poussa sur ses coudes, se pencha en avant. Ses yeux le brûlaient et pleuraient. Des larmes, enfin. Tremblant sous l’effort, il agrippa et arracha les tuyaux qui lui entraient dans la gorge et le nez. Puis il ouvrit grand la bouche et avala un peu de gaz.
Nasqueron sentait l’œuf pourri.
Il regarda autour de lui, cligna des yeux pour en chasser les larmes. Son interface s’accrochait désespérément à son cou, comme il tournait la tête dans tous les sens. Terne vue que celle offerte par Nasqueron. Comme un grand bol d’œufs battus avec de la merde liquide, dans lequel on aurait ajouté quelques gouttes de sang. Pour le moins sulfureux au palais. Il laissa les tuyaux s’agripper à son nez et à sa bouche, les remplir d’un air riche en oxygène pur. Toutefois, la puanteur tarda à se dissiper.
Il transpirait. À cause de l’effort qu’il avait fourni et de la chaleur. Peut-être aurait-il mieux fait de pratiquer cette expérience un peu plus haut.
Son nez s’était mis à le picoter, et ses yeux larmoyaient toujours. Il se demanda s’il serait capable d’éternuer avec le gel à l’intérieur de ses voies respiratoires. L’expulserait-il complètement, le verrait-il collé sur le flanc de son appareil, masse bleu pâle sans laquelle il serait condamné à mourir ?
Il pleurait tant qu’il ne voyait plus rien. Le ciel nocif de Nasqueron faisait sortir de lui ce qu’il n’avait pas été capable d’exprimer tout seul.
Tous.
Le Sept tout entier.
Ils avaient emménagé dans la Maison d’Hiver très tôt, cette année. Et c’est là que le missile était tombé, les tuant tous : Slovius, Zab, Verpych, toute sa famille, tous ceux avec qui il avait grandi, tous ceux qu’il connaissait et aimait depuis son enfance, tous ceux qui avaient fait de lui ce qu’il était aujourd’hui. Ou plutôt ce qu’il avait été jusque-là, jusqu’à ce moment.
Cela avait été rapide. Instantané, même. Mais cela ne changeait rien. Ils n’avaient pas souffert, mais ils étaient morts, partis. Ils avaient disparu pour de bon. Oubliés.
Sauf qu’ils ne seraient jamais oubliés. Lui ne pouvait s’empêcher de penser à eux, de les voir, de leur parler en esprit. Pour leur demander pardon. C’était lui qui avait suggéré à Slovius de quitter la Maison d’Automne. Il pensait à un endroit plus neutre, à un hôtel, à un complexe universitaire, mais le patriarche avait choisi la Maison d’Hiver – un compromis. Cela les avait tués. Il les avait tués. Son conseil, son désir de les protéger, de les mettre à l’abri les avait emportés.
Il voulut ordonner à son appareil de se pencher un peu plus en avant, au-delà de quatre-vingt-dix degrés, de le laisser tomber. Emporté par sa propre masse, il dégringolerait, plongerait, serait aspiré par le souffle de la géante gazeuse. Son fluide respiratoire serait expulsé, emporterait peut-être quelques morceaux de poumons au passage. Cela le déchirerait, et ses restes ensanglantés pollueraient l’atmosphère de Nasqueron d’un dernier cri – le cri de fausset de quelqu’un qui aurait aspiré l’hélium d’un ballon de baudruche au cours d’une ultime fête.
Les signaux et les messages étaient finalement arrivés pendant qu’il visitait le bureau saccagé de Valseir. Toutes les lettres choquées, les questions embrouillées, les notes officielles, les messages de soutien, les condoléances, les doutes de ceux qui le croyaient mort, toutes les dépêches. Et les ordres de l’Ocula. Tout était arrivé d’un seul coup – masse, embrouillamini de données enveloppées dans les programmes de protection de la Prévôté. D’autant qu’on était dans une période trouble et que les réseaux de communications des Habitants laissaient à désirer. Surtout en temps de Guerre Formelle. Surtout au cœur de la zone de guerre.
Morts, tous morts. Enfin, pas exactement tous (un Sept était une vaste organisation, et la réalité était rarement simple). Mais presque. Cinq serviteurs en congé ou partis faire des courses avaient survécu, de même qu’une cousine au second degré et son fils encore bébé. C’était tout. C’était assez pour dire que tout n’était pas perdu, assez pour qu’on attende de lui qu’il reprenne les choses en main, qu’il se montre fort… Toutes ces choses si faciles à dire et si difficiles à faire. Sa mère, absente, aurait pu survivre, s’il elle n’avait été tuée lors d’une autre attaque – les deux ne semblaient d’ailleurs pas liées. Cela faisait plus de six mois qu’elle faisait une retraite dans cet Habitat de la Cessoria, dans la ceinture de Kuiper.
Il supposait qu’il devait s’estimer heureux que Jaal soit toujours en vie, car elle n’était pas dans la Maison d’Hiver au moment du bombardement. Il avait reçu toute une série de messages alarmés, choqués, plaintifs, lui demandant s’il était toujours en vie, le priant d’entrer en contact avec elle s’il était quelque part sur Nasqueron, s’il pouvait l’entendre ou la lire.
Après l’attaque de Troisième Furie, il avait été porté disparu. Officiellement, la Prévôté ne savait pas ce qu’il était devenu. Leurs supérieurs savaient qu’ils avaient survécu depuis que Hatherence leur avait fait parvenir un message, mais avaient tout de même décidé de ne pas ébruiter l’information pour des raisons de sécurité. L’interview qu’il avait donnée à la chaîne locale de Hauskip avait certes compliqué les choses, toutefois, sans qu’il ait eu à intervenir, on commençait à murmurer ici ou là qu’il s’agissait d’un montage, d’un trucage vidéo. Il était donc porté disparu et, jusqu’à preuve du contraire, vivant, ce qui faisait de lui le Voyant en chef du Sept Bantrabal. Et cela ne changerait pas avant au moins un an.
La situation du système Ulubis était désespérée, et l’importance de leur mission n’avait fait que croître avec les derniers événements.
Tandis que le signal se déversait dans la mémoire de son gazonef, avec ses codes et ses programmes intacts, il ne put s’empêcher de penser que tout ceci n’était qu’une farce ou une terrible erreur. Même lorsqu’il vit apparaître sur son moniteur un cratère fumant à l’endroit où aurait dû se trouver la Maison d’Hiver, sur la toile de fond ondulée de la grande vallée d’Ualtus. Ce n’était pas vrai, tout était faux.
C’était arrivé à peu près en même temps que le bombardement de Troisième Furie. L’éclair minuscule qu’il avait vu sur la surface de ’glantine lorsqu’ils volaient à bord du vaisseau transporteur en direction de Nasqueron, c’était l’impact qui avait provoqué leur mort à tous, qui avait fait de lui un homme seul. Le message envoyé par la Prévôté avant que le réseau de Nasqueron ne soit complètement chamboulé, les condoléances de ses supérieurs, faisaient référence à cette catastrophe et pas uniquement à la destruction de Troisième Furie.
L’épave du vaisseau transporteur avait été retrouvée dans les Profondeurs supérieures. Le corps du Maître Technicien Hervil Apsile était à l’intérieur. C’était un peu comme si rien ne devait lui être épargné, comme si tous ceux qui lui étaient proches devaient succomber. Que lui restait-il ? Des serviteurs qu’il connaissait à peine, une cousine qu’il n’appréciait pas particulièrement, et l’enfant de cette dernière qu’il n’avait pour ainsi dire jamais vu. Et Jaal. Pourtant, rien ne serait plus comme avant. Il appréciait Jaal mais ne l’aimait pas vraiment, et il était presque certain qu’elle pensait la même chose. Cela aurait peut-être pu coller entre eux, mais désormais, il était une autre personne. Même s’il revenait vivant de cette aventure stupide, même s’il lui restait un endroit où rentrer, même si la guerre n’avait déjà détruit ou altéré le monde tel que Jaal et lui le connaissaient. Les siens la laisseraient-ils épouser le chef d’un Sept qui, pour ainsi dire, n’existait plus ? Il n’était plus question de bon parti, de mariage de raison. Souhaiterait-elle toujours l’épouser et, le cas échéant, le ferait-elle par amour, par pitié, pour honorer la promesse qu’ils s’étaient faite ? Ce serait la garantie d’une union ratée, pleine d’amertume.