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Si les Dissidents étaient réellement derrière tout cela, il n’était pas impossible qu’une IA fût responsable du raid. Il lui faudrait alors la retrouver pour débrancher la prise. Sauf qu’il haïssait justement la Mercatoria à cause de sa position extrémiste concernant les Intelligences Artificielles.

À moins, bien évidemment, qu’ils aient mérité leur sort, que tout soit de sa faute. Peut-être les assaillants étaient-ils persuadés de détruire une bâtisse vide. Bâtisse qui s’était d’ailleurs remplie à cause de ses conseils et de son intervention. Alors, qui était coupable ?

Ses yeux le faisaient atrocement souffrir, comme si on lui avait jeté du sable à la figure. Ses larmes coulaient si dru qu’il n’y voyait plus rien. (Les senseurs de son gazonef, reliés à son collier, étaient, eux, toujours opérationnels ; ils superposaient leur vision à la sienne, ce qui donnait un résultat des plus étranges.) Il pourrait se tuer. Mais il se devait de continuer, de leur rendre hommage, d’essayer de rendre ce monde meilleur, de faire le peu de bien dont il était capable.

Il attendit que la prophétie de la Vérité se réalise, que la simulation s’arrête. Lorsqu’il comprit que cela n’arriverait pas – il le savait depuis le début, sans toutefois pouvoir s’empêcher d’espérer –, il se sentit amer, résigné, triste et amusé à la fois.

Il ordonna à son appareil de reprendre sa position normale et de se refermer. La pointe de flèche se pencha en arrière, scella son habitacle, l’enveloppant à nouveau. Le gel l’enserra de toutes parts, les vrilles médicales entreprirent aussitôt de soigner sa chair et ses yeux meurtris. Il se dit que la machine était soulagée de le retrouver, mais il savait que c’était un mensonge. Lui seul était soulagé.

— Ah ! les opinions divergent, comme de bien entendu. C’est dans l’ordre des choses, et il en sera toujours ainsi. Avons-nous été élevés comme des animaux domestiques ? Peut-être bien. Ou comme des proies ? Peut-être ne sommes-nous que des objets de décoration, des bouffons destinés à divertir la cour, des ouvriers censés transformer la galaxie (et ce ne sont que quelques-uns de nos mythes). Peut-être nos créateurs ont-ils disparu, ou bien les avons-nous chassés (un autre mythe – vaniteux, beaucoup trop flatteur – que je réfute complètement). Peut-être ces créateurs étaient-ils des êtres protoplasmatiques ? Concept pénétrant, trope tenace. Pourquoi des êtres plasmatiques ? Pourquoi les habitants des flux – stellaires ou planétaires – auraient-ils créé des choses telles que nous ? Nous n’en avons aucune idée. Pourtant, la rumeur persiste.

» Tout ce que nous savons, c’est que nous sommes toujours là et que nous existons depuis dix milliards d’années ou plus. Nous allons et venons, nous vivons nos vies à des rythmes différents, de plus en plus lentement à mesure que nous vieillissons, comme vous avez pu le constater, mais au-delà de cela, que sommes-nous ? Pourquoi existons-nous ? Quel est le sens de notre vie ? Je n’en ai pas la moindre idée. Vous m’excuserez. Ces questions prennent encore plus d’importance lorsqu’il s’agit de nous, les Habitants, car nous sommes, sinon conçus pour, du moins susceptibles de durer plus longtemps que les autres.

» Comprenez-moi bien, ce n’est pas un manque de respect, mais ces mêmes questions, appliquées aux Rapides, qu’il s’agisse des humains ou même – colonel, ne m’en veuillez surtout pas – des Oerileithes, ne peuvent avoir la même force, parce que vous n’avez pas notre histoire, notre passé, notre longévité incroyable, quasi divine. Qui sait ? Vous saurez peut-être un jour ! Après tout, l’univers est encore jeune, aussi nous devons-nous de ranger au placard nos certitudes, nos prétentions et notre égocentricité. Peut-être pourra-t-on lire dans les Chroniques finales écrites par nos ultimes héritiers que les Habitants ne durèrent que douze milliards d’années dans les premiers jours de l’univers naissant, avant de s’éteindre complètement, tandis que les Oerileithes et les humains, ces parangons de persévérance, ces vaillants allongeurs, synonymes d’endurance civilisationnelle, vécurent respectivement pendant deux cents et trois cents milliards d’années. Alors seulement pourra-t-on vous poser les mêmes questions : Pourquoi ? Dans quel but ? Peut-être même connaîtrez-vous les réponses ! Des réponses sensées, de préférence.

» Toutefois, pour le moment, nous seuls pouvons faire face à un tel challenge. Les autres vont et viennent, ce qui est d’ailleurs tout à fait normal. Les espèces apparaissent, se développent, croissent, fleurissent, s’étendent, ralentissent, se racornissent, fanent. Les cyniques disent que c’est la loi de la nature, qu’il n’y a aucune raison de s’enorgueillir ou de se sentir coupable. Moi, je ne suis pas d’accord. Je suis heureux de rencontrer d’autres gens sur ma route, des espèces qui, comme nous, participent du grand jeu de la vie. Mais nous sommes différents ! Nous sommes maudits, marqués, décidés à rester plus longtemps que de raison, à occuper notre place le plus longtemps possible, quitte à mettre mal à l’aise ceux qui pensent que nous aurions dû disparaître depuis belle lurette afin de laisser la place à d’autres. C’est vrai que c’est embarrassant. Néanmoins, je suis entouré d’amis, aussi puis-je me permettre de dire ce que je pense. Et puis, je ne suis qu’un vieux cinglé d’Habitant, un vagabond, un itinérant, un visiteur infatigable. Dans le meilleur des cas, lorsque j’ai de la chance, on me distribue mépris et aumône. Mais je crois que je profite de votre patience. Excusez-moi. J’ai si peu l’occasion de parler à des êtres véritables, et non pas issus de mon imagination.

Leur interlocuteur était un individu extrêmement âgé appelé Oazil, qui s’était déclaré hors séquence. Un Habitant était hors séquence lorsqu’il ne souhaitait plus ou qu’on ne lui permettait plus de progresser dans la hiérarchie pourtant si caractéristique de la société de Nasqueron. En soi, être hors séquence n’était pas un signe de disgrâce – c’était un peu comme rentrer dans les ordres –, sauf lorsque ce n’était pas un choix et que cela précédait un bannissement qui, compte tenu de la technologie de leurs vaisseaux et de leur manière d’appréhender les voyages interstellaires, était synonyme de confinement, d’isolement temporaire – plusieurs milliers d’années, tout de même – et de mort.

Oazil était un itinérant, un vagabond, un baroudeur. Il avait complètement coupé les ponts avec sa famille, dont il affirmait d’ailleurs ne plus se souvenir. Il n’avait pas d’amis à qui parler, n’appartenait à aucun club, société ou ligue, et était sans domicile fixe.

Il vivait, leur avait-il expliqué, dans sa carapace et ses vêtements. Ceux-ci étaient dépareillés et usés, mais également soigneusement décorés, ornés de peintures qui représentaient étoiles, planètes et lunes, de fleurs séchées prélevées sur des dizaines de plantes flottantes, d’os en carbone poli, de crânes luisants de nombreux spécimens de la faune locale. Sa collection était encore plus impressionnante et macabre que celle qu’arborait Valseir dans les grandes occasions.

La première fois qu’il l’avait vu, Fassin avait même cru qu’il s’agissait de Valseir déguisé. Un Valseir revenu en secret pour les provoquer, pour voir comment ils se comporteraient face à un pauvre vagabond, avant de révéler sa véritable identité et de reprendre possession de sa maison. Cependant, Valseir et Oazil étaient très différents. Ce dernier était plus massif, sa carapace légèrement asymétrique, ses marques moins complexes, sa voix bien plus profonde. Sans parler de la position des membres et des pales qui n’étaient pas encore tombés. Sa carapace, beaucoup plus sombre, était ce qui se remarquait en premier. Les deux avaient presque le même âge, même si Oazil, un peu plus jeune, était en dessous de Valseir dans la hiérarchie des Habitants – enfin, l’aurait été, s’il ne s’était exclu lui-même de ce jeu –, car il n’était que Cuspien-Baloan ou Cuspien-Nompar, contre Cuspien-Choal pour Valseir. Ce qui n’empêchait pas le cadet de paraître plus âgé, fripé et usé qu’il était par les intempéries, presque aussi noir que Jundriance, qui était dix fois plus âgé que lui, mais qui avait passé la majeure partie de sa vie en temps ralenti, à étudier à l’abri des éléments.