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— Sérieusement, Fass ? C’est normal ?

Mais Fassin disait déjà :

— L’idée que son positivisme impénitent puisse générer chez les autres des sentiments négatifs est un concept que Sal a encore du mal à appréhender. Excuse-moi, Len. Qu’est-ce que tu disais ?

— Je disais juste que…

— Ouais, marmonna Taince, allume-moi cette saloperie d’émetteur.

— Ce que je veux dire…, commença Saluus en agitant une main et en se rapprochant davantage du sol sablonneux qui défilait à grande vitesse.

Taince l’interrompit en faisant claquer sa langue et appuya sur quelques boutons du tableau de bord. Il y eut un cliquètement. L’appareil reprit un peu d’altitude et suivit les accidents de terrain d’une façon beaucoup plus fluide. Sal la regarda de travers, puis reprit la parole sans désactiver l’assistant de pilotage.

— Ce que je veux dire, c’est que nous nous portons tous bien, qu’on ne nous a pas encore réduits en cendre et qu’on nous donne l’opportunité d’explorer quelque chose de fantastique, hors du commun. C’est le bon endroit, le bon moment, l’occasion parfaite. Je ne vois vraiment pas où est le problème.

— Tu veux dire, continua Fassin d’une voix traînante et en levant les yeux vers le ciel, mis à part le fait que quelques Dissidents un peu trop enthousiastes et certainement incompris semblent avoir envie de nous transformer en poussière radioactive ?

Ils faisaient tous semblant de ne pas l’avoir entendu. Fassin bâilla ostensiblement, s’étira bruyamment – là non plus, personne ne parut le remarquer – et s’installa confortablement dans la banquette en cuir, tendant le bras gauche dans la direction générale d’Ilen Deste (laquelle avait toujours le front collé à la verrière, hypnotisée qu’elle était par le sable de ce paysage monotone). Il essaya vaguement de prendre un air imperturbable, voire complètement indifférent. En fait, il était terrifié au plus haut point et se sentait impuissant.

Sal et Taince étaient le couple dynamique de la bande : Saluus le pilote, l’héritier impétueux, obstiné et indéniablement doué (Fassin aurait aussi ajouté chanceux) d’un vaste empire commercial, le courageux fils d’un boucanier fabuleusement riche. Monsieur Glouton, comme l’avait baptisé Fassin lors de leur première année d’université. Leurs amis communs avaient rapidement pris l’habitude de l’appeler ainsi, mais uniquement lorsqu’il n’était pas là, jusqu’au jour où il avait pris connaissance de cette cachotterie, et où il l’avait approuvée avec enthousiasme, l’adoptant dans la foulée comme son surnom officiel. Taince, la copilote, la navigatrice, la patronne des communications, la commentatrice éclairée et abrasive du groupe (Fassin se considérait comme le commentateur éclairé et sarcastique du groupe). L’officier stagiaire Taince Yarabokin, comme on était supposé l’appeler. Taince la Soldate – encore un surnom donné par Fassin – avait fait exploser les statistiques de son université et failli devenir officier de la Navigarchie avant même d’obtenir son diplôme et d’entrer à l’Académie militaire, grâce à son passé de réserviste déjà conséquent – des heures, des week-ends, des vacances entières passés à jouer à la guerre. Elle savait déjà ce qu’elle voulait avant de faire son service militaire. À l’Académie, on l’avait fait passer directement en deuxième année, et, malgré son jeune âge, ses chances étaient très grandes de rejoindre un jour la Grande Flotte, superpuissance contrôlée par la Culmina, qui dominait la galaxie tout entière. En d’autres mots, si Sal était sur le point de devenir un prodige du commerce, elle ne tarderait pas à devenir une véritable sommité dans son domaine de prédilection : la guerre.

Tous les deux avaient également eu l’occasion de sortir du système, de voyager d’abord jusqu’au portail situé près de Sepekte, avant de transiter par Zenerre et d’entrer dans le Complexe, ce réseau de trous de ver pareil à une toile noire recouvrant la galaxie et reliant entre eux d’innombrables soleils. Saluus et son père avaient sillonné le centre de l’amas pendant les grandes vacances de l’année passée. Ensemble, ils avaient visité tous les grands sites accessibles, rencontré les espèces extraterrestres les plus étranges. Ils étaient revenus avec une bonne quantité de souvenirs. Taince, quant à elle, s’était rendue dans moins d’endroits différents, mais était allée beaucoup plus loin, dans les centres d’entraînement spécialisés de la Navigarchie. Des jeunes de leur génération, ils étaient les seuls à avoir voyagé si loin, ce qui les rendait extrêmement exotiques et populaires.

Fassin se disait souvent que si sa vie devait s’arrêter brutalement un jour, sans lui avoir laissé le loisir de choisir ce qu’il voulait en faire (Devenir Voyant comme mes aïeux pour respecter la tradition familiale ? Me lancer dans quelque chose de complètement différent ?), ce serait probablement à cause de ces deux-là, qui n’avaient de cesse de se défier de toutes les manières imaginables, aux dépens de leurs amis. Parfois, il réussissait même à se persuader que la mort ne lui faisait pas peur, qu’il en avait assez vu, qu’il avait fait l’expérience de l’amour, de la bêtise et de la stupidité, et qu’il vaudrait peut-être mieux trépasser d’un seul coup pendant qu’il était encore dans la fleur de l’âge, mourir d’une mort belle et sauvage, pendant que son corps et son esprit étaient purs et frais – comme le lui répétaient souvent ses parents plus âgés.

Néanmoins, il serait dommage qu’Ilen – qui était si belle avec sa peau diaphane et ses cheveux d’un blond éclatant, qui avait si brillamment réussi ses études et qui, pourtant, manquait cruellement de confiance en elle –, oui, il serait dommage qu’elle périsse elle aussi dans cet hypothétique accident. Surtout si cela devait arriver avant qu’ils aient eu le temps d’accomplir leur destinée commune – c’était ce qu’il lui disait, mais également ce qu’il croyait au fond de son cœur –, de démarrer une relation physique aussi intense que chargée de sens. Pour le moment toutefois, la jeune fille – le front et le nez collés contre la verrière – donnait plutôt l’impression d’avoir envie de vomir.

Fassin détourna la tête pour essayer de ne plus penser ni à son éventuelle mort imminente, ni à sa prochaine – quoique lointaine – nuit d’amour avec Ilen. Il s’évertua donc à regarder le champ d’étoiles qui apparaissait petit à petit au-delà de la masse désormais ténébreuse de Nasqueron. Une nouvelle aurore boréale surgit, châle de lumière ondulant, qui éclipsa un instant l’éclat des étoiles.

Ilen, elle, regardait dans la direction opposée.

— C’est quoi cette fumée ? demanda-t-elle en désignant du doigt un bandeau gris foncé déformé par le vent, dont l’origine semblait se trouver derrière le nez à moitié écroulé du gigantesque vaisseau.

Taince se retourna à son tour, marmotta quelque chose, puis s’activa frénétiquement sur les commandes de l’unité de com. Les autres fixaient cette fumée mystérieuse. Sal hocha la tête.

— À mon avis, un drone vient de s’écraser, tenta-t-il d’une voix incertaine.

Les haut-parleurs crachotèrent, et une voix féminine dit d’un ton calme :

— -pareil deux-deux-neuf… -sition ? -vez-vous… -sept-cinq-trois… -trez dans une… -dite… Je répète… -trez bientôt… dans une zone non -veillée… -firmez votre…

Taince Yarabokin se pencha sur son micro.

— Ici l’appareil deux-deux-neuf. Impossible de se poser ici. Continuons de voler à très faible altitude et fonçons vers…

Saluus Kehar tendit une main cuivrée et éteignit l’unité de com.

— Va te faire foutre ! lâcha Taince en lui donnant une tape sur le bras.