Valseir aurait sans doute eu des choses intéressantes à dire sur le sujet. Sauf qu’il était mort, lui aussi.
Il observa Oazil et se demanda si ce vagabond autoproclamé avait vraiment connu l’ancien propriétaire de cette demeure. Ou n’était-il qu’un mystificateur, un vantard, un vulgaire menteur ?
Fassin était perdu dans ses pensées et n’écoutait qu’à moitié le vieil Habitant qui exposait ses théories concernant le développement de la faune des géantes gazeuses, et racontait les expériences qu’il avait vécues dans son long périple.
Oazil raconta comment il avait fait le tour de la bande tropicale sud – soit cent quarante mille kilomètres – sans croiser le moindre congénère, comment il avait fait la connaissance d’une bande d’Adolescents « pirates de la sculpture », des renégats qui écumaient les Nuages Racines publics et les Forêts Digues, comment il était devenu leur mentor, leur mascotte, leur totem, comment, de nombreux millénaires plus tôt, dans la région polaire sud tellement peu visitée, il était tombé sur un ensemble de Tunnels abandonnés. (Le travail d’un groupe de machines à fabriquer des Tunnels devenues sauvages ? Une œuvre d’art ? Le prototype perdu d’un nouveau genre de cité ? Il n’en savait rien – personne n’avait jamais entendu parler de cet endroit, de cette chose.) Il s’était perdu à l’intérieur de cet arbre géant, de ce poumon colossal, de ce labyrinthe de racines pendant un millénaire entier, n’en était ressorti que presque mort de faim et à moitié fou. Il avait fait part de sa découverte à des chercheurs, qui ne l’avaient jamais retrouvée. La plupart des gens étaient persuadés qu’il avait tout imaginé, ce qui était complètement faux. Mais eux le croyaient, non ?
Le bruit était toujours là. Il l’avait remarqué depuis longtemps, vaguement, mais avait choisi de l’ignorer. Était-il lié à la tuyauterie de la maison, était-ce la conséquence d’une expansion différentielle ou d’une réaction aux courants de gaz qui entouraient la demeure ? Et puis le bruit avait cessé – sans davantage attirer son attention. Mais il était de retour. Et il avait gagné en intensité.
Fassin était dans la bibliothèque numéro trois, l’une des salles internes, où il compulsait rapidement le contenu d’une annexe, reprenant un travail abandonné par Valseir des âges et des âges avant sa mort. D’après les dates affichées sur le moniteur, personne n’avait touché à ces documents depuis une trentaine de millénaires. Plusieurs espèces de Voyants Lents s’étaient succédé depuis. À l’époque, les humains n’étaient même pas encore arrivés dans le système Ulubis. À son avis, il s’agissait de données rachetées – de deuxième, de troisième, de énième main – on ne savait où, probablement autotraduites (c’était en tout cas l’impression qu’elles lui donnaient à chaque fois qu’il mettait le nez dedans), rassemblées, agencées et remises aux Habitants de Nasqueron par une espèce de Voyants remplacée depuis longtemps (peut-être même éteinte) en échange d’informations plus anciennes encore. Un jour, se dit Fassin, la majorité des données stockées par les Habitants proviendrait de trocs de ce genre. Peut-être était-ce déjà le cas. Il n’était pas le premier Voyant à se le dire, et, du fait de l’opacité absolue des annales des Habitants, il ne serait certainement pas le dernier.
Les volumes qu’il était en train d’examiner contenaient principalement des récits d’aventures romantiques et les songeries philosophiques d’un groupe de voyageurs des champs stellaires. Toutefois, ils étaient difficilement compréhensibles, car traduits de nombreuses fois, ou bien adaptés une seule fois par une espèce différente, complètement étrangère. En tout cas, ces histoires paraissaient complètement fantaisistes.
Le bruit persistait.
Il lâcha son écran des yeux et leva la tête vers la trouée de lumière du plafond. La bibliothèque numéro trois, désormais entourée et surmontée d’autres sphères, avait été au sommet du complexe et était de ce fait dotée d’une vaste verrière en diamant qui, aujourd’hui, ne laissait entrer que peu de lumière, d’autant que la maison se trouvait dans une zone plus sombre que par le passé.
Il y avait quelque chose de petit et de pâle à l’extérieur. Lorsque Fassin posa son regard dessus, le bruit disparut, et la chose s’anima. On aurait dit un bébé Habitant, un animal de compagnie. Fassin le regarda pendant quelques secondes, puis retourna à sa lecture des exploits peu plausibles des voyageurs des champs stellaires. Le bruit recommença. S’il avait pu, il aurait soupiré à l’intérieur de son gazonef. Il éteignit le moniteur, sortit de son poste de travail et s’éleva vers la verrière.
Il s’agissait en effet d’un petit Habitant : un spécimen allongé et plutôt déformé, qui rappelait plus la pieuvre que la raie manta. Il était vêtu de haillons et orné d’amulettes à l’aspect pathétique. Fassin n’avait jamais vu un bébé Habitant porter des vêtements ou des décorations. Par ailleurs, celui-ci était étrangement sombre pour son âge. La chose indiqua à Fassin l’emplacement d’un loquet ou d’une serrure sur le côté d’un panneau hexagonal.
L’homme examina la curieuse créature pendant quelques instants. Elle continuait de montrer le loquet. Depuis leur arrivée ici, il n’avait encore jamais vu de bébé Habitant traîner dans les parages de la maison. Celui-ci aurait pu appartenir à Oazil, sauf que le vieillard n’en avait jamais parlé. Le petit fixait intensément le loquet. Puis il se mit à mimer l’ouverture du panneau.
Fassin finit par obtempérer et par laisser la créature entrer. Elle se glissa à l’intérieur, fit un signe qui devait vouloir dire « chut ! » en langage corporel nasquéronien, se courba comme une faucille et flotta vers lui, ne s’arrêtant qu’à un mètre du nez de son gazonef. Alors, lorsqu’il fut certain de ne pouvoir être vu que par Fassin, le petit être afficha sur son épiderme émetteur de signaux :
OAZIL : JE VOUS ATTENDS 2 KM EN DESSOUS À 5 H. RE : VALSEIR.
Il laissa à Fassin le temps de lire le message, s’en fut par l’ouverture et laissa traîner un tentacule pour refermer le panneau derrière lui. Il disparut dans la nuit, entre les globes sombres des bibliothèques.
Fassin vérifia son horloge. Presque quatre heures. Il retourna travailler mais ne trouva rien d’intéressant, incapable qu’il était de réfléchir. Peu avant cinq heures, il se rendit dans la bibliothèque numéro vingt et un et ouvrit une nouvelle fois sa porte secrète. Il se laissa lentement tomber sur deux kilomètres à travers l’atmosphère de plus en plus chaude et dense de Nasqueron. Oazil était là qui l’attendait avec sa remorque.
— Voyant Taak ?
— Oui.
— À quoi Valseir avait-il comparé les Rapides ? J’attends des détails, s’il vous plaît…
— Pourquoi ?
Le vieil Habitant ne répondit pas, laissa le silence s’installer.
— Je vous laisse deviner, mon petit, finit-il par envoyer. Ou bien faites-le uniquement parce que je vous l’ai demandé. Pour faire plaisir au vieillard que je suis.
Fassin attendit un peu avant de répondre.
— À des nuages, envoya-t-il. « Des nuages flottant au-dessus de notre monde. » Nous allons et venons, et nous ne sommes rien comparés au paysage que nous survolons, juste de la vapeur, et non pas de la roche. La roche est éternelle, alors que les nuages se dissipent – les nuages de la journée, comme ceux de la saison. Les nuages défilent jour après jour, saison après saison, année après année, tandis que les montagnes restent, en dépit de la pluie et du vent qui les rongent.
— Hum, fit Oazil, d’un air distrait. Les montagnes. Curieuse idée. Je n’ai jamais vu de montagnes.
— Et vous n’en verrez jamais. Souhaitez-vous que je continue ? Je ne crois pas me rappeler grand-chose d’autre.