— Non, ce ne sera pas nécessaire.
— Alors ?
— Valseir est en vie, dit le vieil Habitant. Il vous envoie d’ailleurs ses salutations.
— Vivant ?
— Dans dix-sept jours, il y a une régate de clippers dans la Tempête C2 UV 3667.
— C’est dans la zone de guerre, n’est-ce pas ?
— La compétition est prévue depuis bien avant la dispute qui a conduit à l’organisation de cette Guerre Formelle. Elle bénéficie d’ailleurs d’une autorisation spéciale. Soyez-y, Voyant Taak. Il vous trouvera.
Le vieillard avança d’un mètre, tendant la corde à laquelle était attachée sa remorque.
— Adieu, Voyant Taak, envoya-t-il. Vous serez gentil de parler de moi à notre vieil ami.
Il fit demi-tour et s’enfonça dans les ténèbres profondes et brûlantes. Quelques instants plus tard, il disparaissait complètement. Fassin attendit que ses senseurs actifs aient totalement perdu sa trace pour entamer sa remontée vers la maison.
— Ah, Fassin, je vous présente toutes mes condoléances, dit Y’sul en quittant le pont du Poaflias pour les rejoindre sur le balcon de la salle de réception.
Nuern, Fassin et Hatherence avaient entendu le navire bien avant de le voir transpercer la couche gazeuse, puis avaient assisté à son approche.
— Merci beaucoup, répondit Fassin.
La veille, il avait demandé à Hatherence d’envoyer un message au Poaflias pour que son capitaine interrompe la chasse en cours. Des trophées, peu nombreux, étaient accrochés au gréement du petit navire : diverses vésicules de julmickers qui se balançaient de façon macabre sur des perches, trois peaux de Mange-racines en train de sécher, les têtes d’une paire d’Acrobates graciles et, pour finir en beauté, accrochée à la proue du vaisseau, une carcasse d’enfant Habitant, vidée de ses entrailles, écartelée sur un cadre telle une figure de proue grotesque. Fassin avait vu le scaphandre du colonel reculer imperceptiblement à la vue de cette horreur.
— Dans quel état d’esprit êtes-vous, Fassin, maintenant que vous avez perdu tant de membres de votre famille ? demanda Y’sul en s’arrêtant devant le Voyant. Avez-vous pris la décision de rentrer parmi les vôtres ?
— Mon état d’esprit est… Disons que je suis calme. Mais je suppose que je suis encore sous le choc.
— Le choc ?
— Oui, mais je m’en remets doucement. Je n’ai pas encore décidé de rentrer chez les miens. D’ailleurs, je n’ai presque plus personne. Néanmoins, nous n’avons plus rien à faire ici. J’aimerais retourner à Munueyn.
Le matin même, il avait dit à Hatherence qu’il avait découvert quelque chose d’important, et qu’il leur fallait partir le plus vite possible.
— Qu’avez-vous découvert, commandant ? Puis-je le voir ?
— Je vous le dirai plus tard.
— Bien. Quelle est notre prochaine destination ?
— Munueyn, avait-il menti.
— Munueyn ? Notre capitaine sera content, dit Y’sul.
Ils partirent ce soir-là. Nuern et Livilido parurent satisfaits, détendus, heureux, même. Y’sul était revenu avec des nouvelles de la guerre. Deux batailles importantes avaient déjà eu lieu. Durant l’un de ces deux engagements, cinq cuirassés avaient été détruits, causant la mort d’une centaine de soldats. Les forces de la zone étaient en train de se replier après avoir perdu deux volumes. Celles de la ceinture semblaient plus puissantes pour le moment.
Fassin et Hatherence enregistrèrent de courts messages de remerciements pour Jundriance, qui était toujours en temps ralenti.
Nuern leur demanda s’ils souhaitaient prendre quelques livres ou documents.
— Non, merci, répondit Fassin.
— J’ai trouvé ce dictionnaire humoristique, dit le colonel en produisant un volume aux pages en diamant. J’aimerais beaucoup l’emporter.
— Nous vous l’offrons avec plaisir, fit Nuern. Désirez-vous autre chose ? Les œuvres gravées dans le diamant seront les premières à disparaître lorsque la maison sombrera dans les Profondeurs brûlantes. Servez-vous, prenez tout ce que vous voulez.
— C’est très gentil de votre part, mais je n’ai besoin de rien d’autre.
— La régate de clippers ? demanda le capitaine Slyne en frottant son manteau. Je croyais que nous étions supposés rentrer à Munueyn ?
— Je ne vois pas pourquoi j’aurais révélé notre véritable destination à nos hôtes, rétorqua Fassin.
— Vous vous êtes méfié d’eux ? s’enquit Y’sul.
— Disons que je n’avais aucune raison particulière de leur faire confiance.
— La régate a lieu dans la Tempête UV 3667, entre la Zone deux et la Ceinture C, intervint le colonel. Elle commence dans seize jours. Pensez-vous pouvoir arriver à temps, capitaine ?
Ils étaient tous dans la cabine de Slyne, une grande pièce tapissée d’écrans lumineux, meublée à l’ancienne, au plafond de laquelle étaient suspendues de vieilles pièces d’artillerie – canons, blasters, arbalètes –, qui se balançaient gentiment, tandis que le Poaflias s’éloignait lentement de la demeure de Valseir. Jusque-là, Fassin avait dit à Hatherence où ils allaient, mais pas encore dans quel dessein.
Slyne bascula sur le côté, donnant l’impression d’être sur le point de s’écrouler. Puis, il frotta son manteau de plus belle.
— Oui, finit-il par répondre. Mais je ferais mieux de changer de cap.
— Attendez un peu avant d’infléchir notre trajectoire, lui demanda Fassin, car ils étaient encore trop près de la maison de Valseir. En revanche, vous pourriez d’ores et déjà faire tourner les moteurs à plein régime.
— Nous n’avons guère le choix, si nous voulons arriver là-bas à temps, commenta Slyne en se retournant pour manipuler un holocube qui flottait au-dessus de son bureau en forme d’anneau.
Situé juste en face de lui, le plus grand moniteur de la cabine s’alluma, afficha aussitôt une carte du volume dans lequel ils naviguaient. L’image en 3D se couvrit de lignes courbes et de chiffres. Slyne l’examina pendant quelques secondes, puis annonça :
— En volant à plein régime, on ne peut pas espérer arriver à destination avant dix-huit jours. Impossible de faire mieux.
Le capitaine agrippa une énorme poignée polie qui dépassait de son bureau et poussa avec un plaisir évident, mais également avec une pointe d’embarras. Le bruit des moteurs s’altéra, et le vaisseau commença à accélérer progressivement.
— Nous pourrions entrer en contact avec Munueyn et louer un navire plus puissant, proposa Y’sul. On lui demanderait de venir à notre rencontre ; ce serait plus rapide.
Slyne se pencha en arrière et fixa son aîné en affichant sur son épiderme des motifs qui exprimaient l’horreur et la trahison.
— Nous nous contenterons de dix-huit jours, dit Fassin au capitaine. Je ne pense pas qu’il faille nécessairement être là dès le début de la course.
— Combien de temps durent ces compétitions, en général ? demanda Hatherence.
Slyne détourna son regard d’un Y’sul quelque peu vexé et répondit :
— Habituellement, dix à douze jours. Ils pourraient cependant décider de raccourcir celle-là à cause de la guerre. Mais nous pourrons en suivre la majeure partie.
— Bien, dit Fassin. Je vous prierai simplement de tenir ce cap pendant une demi-heure supplémentaire, capitaine. Ensuite, foncez vers la Tempête.
Slyne parut satisfait.
— C’est comme si c’était fait.
Slyne tira parti de la Rivière de vent, un ruban temporaire plus rapide inclus dans la masse mouvante de la zone, ce qui leur permit de gagner un peu de temps. Par deux fois, ils croisèrent un vaisseau de guerre, qui finit par les laisser passer. Ils traversèrent un champ de mines, une sorte de filet noir tendu dans le ciel, parsemé de têtes explosives. Des pièges à cuirassés, leur avait expliqué le capitaine. Pas de quoi s’inquiéter. Ils avaient, oh ! des dizaines de mètres de marge de chaque côté.