Le Poaflias arriva tout près du fond de la Tempête UV 3667 en seize jours, au moment même où la régate commençait.
— Restez attachés ! Cela risque d’être agité ! hurla Y’sul, avant de répéter ses recommandations sous la forme de signaux, au cas où ils ne l’auraient pas entendu.
Fassin et Hatherence étaient montés sur le pont lorsque le navire avait commencé à pencher et à se soulever plus que d’habitude. Tout autour d’eux, le gaz, plus sombre encore que celui qui entourait la maison de Valseir, quoique moins dense et moins chaud, sifflait dans les gréements antédiluviens. Des rubans et des volutes s’enroulaient autour du vaisseau, puis se déchiraient rapidement lorsqu’ils pénétraient une nouvelle masse de nuages bouillonnants.
L’humain et l’Oerileithe échangèrent un regard et, bien qu’à l’abri derrière l’escalier des cabines, se hâtèrent d’attacher leur harnais. Celui du colonel s’adapta parfaitement à son scaphandre. Fassin se débrouilla comme il put, mais les sangles n’avaient pas été conçues pour accueillir son gazonef. Slyne avait lourdement insisté sur le fait que quiconque montait sur le pont devait s’équiper correctement, surtout lorsque le navire fonçait à sa vitesse maximale, même si Fassin et Hatherence – dans l’éventualité improbable où ils seraient éjectés du pont – étaient largement capables de rattraper le navire par leurs propres moyens.
— Que se passe-t-il ? cria le colonel, tandis qu’Y’sul s’accrochait au parapet, tout près du harpon.
— On va percer la Tempête ! hurla ce dernier.
— Mais, ce doit être dangereux !
— Oh oui ! très !
— Comment cela va-t-il se passer au juste ?
— Eh bien, nous allons passer à travers la paroi de la Tempête ! hurla Y’sul. On va se frotter aux vents de la bordure ! Ce devrait être spectaculaire !
Droit devant, juste derrière les lambeaux de gaz que le navire était en train de déchirer, on devinait une masse noire et imposante de nuages bouillonnants. Des éclairs irréguliers zébraient de manière erratique la titanesque falaise comme des torrents de vif-argent.
Les moteurs tournaient à plein régime, et le navire allait tout droit vers ce mur qui semblait se prolonger à l’infini dans toutes les directions. En dessous, des gaz encore plus sombres cuisaient dans un chaudron géant. Le vent se mit à souffler plus fort, jouant des parapets, gréements et échelles de corde comme d’un énorme instrument. Le Poaflias vrombissait et tremblait.
— Je crois que le moment est venu de redescendre, cria Hatherence.
Une vésicule de julmicker s’éclata contre le bastingage – il s’agissait apparemment de la dernière – et heurta le flanc gauche d’Y’sul avant de disparaître dans le vent hurlant.
— On dirait bien, confirma l’Habitant. Après vous.
Ils assistèrent au spectacle en compagnie de Slyne depuis la passerelle blindée du navire, au milieu du vaisseau, protégés par une épaisse couche de diamant. Ils faisaient face à la proue et avaient le sentiment d’être sur le point de plonger dans une chute d’encre noire horizontale. Le navire gronda, vira brusquement de bord, les projetant tous les uns contre les autres. Puis, ils disparurent dans le mur de ténèbres. Le Poaflias sursautait et se secouait comme un enfant Habitant embroché par un harpon.
Slyne poussait de petits cris en manœuvrant des leviers et en tournant des roues. Agglutinés dans un coin de la cabine ovoïde, ses bébés de compagnie couinaient et geignaient.
— Est-ce vraiment nécessaire ? demanda Fassin à Y’sul.
— Cela m’étonnerait fort !
Une sorte de planche parsemée de minuscules lampes commença à s’éveiller au-dessus de Slyne. Dans les ténèbres environnantes, leur lumière était assez intense.
Hatherence désigna la chose, comme une dizaine d’ampoules supplémentaires revenaient à la vie.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Des voyants de contrôle. Ils me tiennent au courant des dégâts que nous subissons ! répondit Slyne tout en manipulant ses commandes.
Le navire chuta brutalement, les projeta tous contre le plafond, avant de remonter et de les envoyer au sol.
— C’est bien ce que je pensais, dit Hatherence.
Il y eut un virage serré, et l’Oerileithe se retrouva projetée contre Fassin. Elle s’excusa.
Comme les ampoules étaient trop nombreuses à s’allumer et focalisaient l’attention de tout le monde, Slyne éteignit le panneau de contrôle.
Au paroxysme de la turbulence, un des bébés du capitaine se blottit contre son maître. Slyne l’attrapa, le frappa, lui faisant perdre connaissance, et l’enferma dans un placard. À vrai dire, on ne savait trop si la chose voulait être réconfortée ou si elle l’avait attaqué.
Y’sul, quant à lui, était malade. Fassin n’avait encore jamais vu d’Habitant malade.
Slyne jurait, car il devait manœuvrer ses commandes tout en se débarrassant de ses bébés de compagnie qui l’assaillaient de toutes parts. Ils étaient de nouveau plaqués contre le plafond, enduits d’un film de vomi gris. C’est alors que quelqu’un marmonna :
— Putain, on va tous crever…
Quelqu’un qui choisit de rester anonyme.
Le Poaflias jaillit du torrent de nuages d’orage et se retrouva dans une vaste zone calme et floue, dans laquelle il se mit à tomber comme un morceau de plomb. Slyne voulut soupirer de soulagement, mais aspira malencontreusement le vomi d’Y’sul. Il toussa, cracha, jura, maudit les ancêtres de son congénère jusqu’au big bang, mais parvint tout de même à reprendre les commandes de son navire. Il contacta les contrôleurs de la régate et fit dériver le Poaflias jusqu’à la Cale sèche de la Marina inférieure – le vaisseau avait perdu tous ses gréements, son bastingage et quatre de ses six moteurs.
En regardant vers le haut dans ce bol aux parois mouvantes surplombé d’un couvercle transpercé d’étoiles, on voyait de minuscules silhouettes se découper sur la toile de fond brillante et cuivrée.
— La flotte de récupération et l’appareil relais sont en orbite, lui dit Hatherence.
Ils se tenaient dans les gradins abrupts de la galerie d’observation en compagnie de nombreux Habitants. Protégée par un rideau de carbone escamotable – au cas où un des participants aurait l’idée de leur foncer dessus –, attachée au Dzunda, un dirigeable long d’un kilomètre stationnant en bordure de la Tempête, la galerie était l’endroit idéal pour assister à la course de clippers. De grands moniteurs déroulants étaient disposés de part et d’autre de la tribune pour permettre aux spectateurs de suivre d’autres courses et événements trop éloignés pour être vus distinctement.
— La flotte de récupération ? demanda Fassin.
— C’est ainsi qu’on me l’a décrite, confirma Hatherence en s’installant à ses côtés.
Les Habitants qui les entouraient ne pouvaient s’empêcher de les examiner, fascinés qu’ils étaient par leur étrangeté. Y’sul les avait momentanément laissés pour rencontrer un vieil ami. Quand il était avec eux, les autres ne les observaient que de temps à autre, furtivement. Mais à présent, ils ne se gênaient pas. Heureusement, ils s’étaient habitués à ces regards. Par ailleurs, se dit Fassin, si Valseir était dans les parages, il ne pourrait pas ne pas les remarquer.