— Et son contenu ?
Le vieil Habitant recula un peu en créant de petits tourbillons de fumée.
— Vous êtes en train de me tester, n’est-ce pas, Fassin Taak ? Vous pensez que je ne suis pas celui que je prétends être.
— Qui êtes-vous supposé être ?
— Eh bien, votre – enfin, c’est ce que je croyais – vieil ami, Valseir, ancien Choal et Sage en devenir. À condition bien sûr que je sorte de ma cachette et que mes pairs m’acceptent parmi eux. Croyez-vous que je pourrai sortir un jour de ma cachette, Voyant Taak ?
— Cela dépend.
Derrière le vieil Habitant, la course de clippers continuait, très loin désormais du dirigeable. Des moniteurs relayant les images prises par des caméras-fusées montraient l’action en gros plan. Le bruit des applaudissements lointains leur arrivait par les fenêtres ouvertes de la cabine privée.
— Pourquoi vous cachez-vous ?
L’Habitant choisit de répondre par signaux :
— Parce que je voulais étudier de plus près les données que je vous avais échangées contre ces tableaux expressionnistes. Disons que j’ai lu une note à la fin d’un certain volume. À ce propos, je vous dois des excuses. Je n’avais pas l’intention de vous refourguer trois traductions différentes du même volume, au lieu des trois parties de la trilogie. Néanmoins, j’ai lu cette note et j’en suis arrivé à la conclusion qu’il s’agissait là d’une information pour laquelle certaines personnes seraient prêtes à mourir, et de nombreuses autres à tuer. J’ai donc décidé de disparaître. De faire le mort.
— Désolé d’avoir douté de vous, Valseir, dit Fassin en avançant et en tendant vers son ami deux bras manipulateurs.
— Méfiant jusqu’au bout, hein ? s’exclama l’Habitant en lui serrant le bras droit avec un des membres de sa roue droite. Voilà, c’est ainsi que les humains se saluent. Vous êtes satisfait, maintenant, Voyant Taak ?
Fassin sourit.
— Oui. Heureux de vous revoir.
— Vous devez souffrir émotionnellement, alors. Je suis vraiment navré pour vous.
— J’essaie de ne pas être trop désolé pour moi-même. Le fait de m’impliquer corps et âme dans ma mission m’est d’un grand secours.
Fassin avait raconté à Valseir ce qui était arrivé à Troisième Furie et à son Sept. L’Habitant, quant à lui, lui avait fait le récapitulatif de tout ce qu’il avait vécu depuis leur dernière rencontre. Dans son récit, il était énormément question de la fameuse Liste. Plus encore que ce que Fassin s’était imaginé. Valseir vivait caché depuis son accident arrangé avec l’aide de Xessife, le capitaine que Fassin avait brièvement vu un peu plus tôt. Xessife était un marin très expérimenté, un spécialiste des clippers et des solitaires. Il possédait d’ailleurs une collection de trophées et de médailles bien plus lourde que lui. Il était désormais à la retraite, vivait une existence plus calme et contemplative, volait à bord de ce dirigeable afin de ne pas trop s’éloigner du milieu des courses.
— Quelle est donc cette mission, Voyant Taak ?
— Il me faut trouver le troisième volume. L’avez-vous toujours ?
— Non. Toutefois, je ne pense pas que ce livre soit si important que cela.
— Que devons-nous chercher, alors ?
— Une note, un bref appendice.
— Et cette note, vous l’avez ?
— Non.
— Savez-vous où elle se trouve ?
— Non.
— Alors, pour utiliser une expression humaine, nous sommes tous dans la merde.
— Mais je crois savoir dans quelle direction il faut chercher.
— C’est déjà ça.
— Vous pensez réellement qu’elle est si importante que cela ? Que, sans elle, nous sommes « dans la merde » ?
— Oh, nous serions peut-être dans la merde même si nous l’avions. Cependant, certaines personnes seraient prêtes à faire n’importe quoi pour dégotter cette information, à ôter la vie des gêneurs et de ceux qui ne les aideraient pas suffisamment à leur goût. Mon ange gardien, une Oerileithe, colonel de l’Ocula, m’a dit que la Mercatoria avait envoyé une flotte de guerre au-dessus de Nasqueron. Officiellement, elle serait supposée me récupérer à la fin de ma mission, mais selon moi, ce n’est qu’un prétexte.
— Une intervention militaire ?
— Dès qu’ils auront la certitude que la Liste est bien ici, rien ne pourra les arrêter.
— Alors, ils devront rester dans le doute. Je dois également faire mon possible pour que les miens ne me considèrent pas comme un traître, qu’ils ne s’imaginent pas que j’avais l’intention de livrer des informations capitales à des forces étrangères. Même si mes études et celles de mes collègues tendent à démontrer que l’objet de cette quête est soit obsolète, soit une invention pure et simple, soit les deux. Cependant, il faut bien que je dise à quelqu’un ce que je sais. Sinon, je pourrais très bien être condamné à faire le mort pour toujours.
— Il semble que le destin m’ait choisi pour être cette personne. Alors, où dois-je chercher ?
— Ah ! il faut que je vous explique certaines choses. Quand j’ai compris de quoi il était question dans les notes du premier volume, je suis naturellement parti à la recherche du troisième tome. Enfin, je ne suis parti qu’après avoir traversé une courte période d’horreur et de rage, car je venais de réaliser que, sans le vouloir – après tout, la bibliophilie n’est pas un crime –, j’avais potentiellement libéré une force extrêmement dangereuse, une force capable d’ébranler beaucoup de choses, à commencer par ma petite vie bien tranquille. Une fois cet épisode terminé, je me suis consacré entièrement à mes recherches, et j’ai fini par découvrir ce volume. Jamais je ne m’étais autant maudit pour le manque de sérieux dont j’avais fait preuve lors du catalogage de mes bibliothèques. Enfin, les données qui m’intéressaient se trouvaient dans un dossier séparé, attaché aux appendices. J’ai personnellement confié l’original de ce dossier à un ami collectionneur qui vit à Deilte, dans le cercle polaire sud. Nous l’avons enfermé dans un coffre-fort, que je lui ai demandé de ne jamais ouvrir et de surveiller pour moi. Si par malheur je mourais dans un fâcheux accident, il confierait ce coffre à une personne sûre, qui devrait bien évidemment se retenir de l’ouvrir. En attendant qu’un membre de ma famille ou une personne sérieuse se présente avec une image particulière – celle que vous détenez en ce moment même. Le coffre devra lui être remis.
— Votre ami de Deilte a-t-il appris la nouvelle de votre mort ? Personnellement, je n’en savais rien.
— Peut-être que oui, peut-être que non. Il est antiquaire, collectionneur de données anciennes, un peu comme moi. En revanche, il vit un peu en reclus. Mais des connaissances communes l’ont sans doute mis au courant.
— Bien, envoya Fassin. Je dois donc partir pour Deilte. Comment s’appelle votre ami ?
— Chimilinith.
Le nom eut à peine le temps de lui parvenir que Fassin détecta un flux de neutrinos.
— Dans quelle partie de la ville pourrais-je le trouver ? demanda-t-il en regardant autour de lui d’un air méfiant.
— Chimilinith a tendance à déplacer régulièrement sa maison. Je suppose que les gens du cru pourront vous renseigner.
— Parfait. Vous avez jeté un coup d’œil à ces données. À quoi ressemblaient-elles ?
La bulle de diamant était presque vide. À l’exception des deux interlocuteurs, elle contenait un plateau, un bol flottant – Fassin les avait scannés automatiquement en entrant, et ils n’étaient rien d’autre que ce qu’ils semblaient être – ainsi que des moniteurs, qui paraissaient parfaitement standards. Qui pouvait bien être en train de communiquer avec des flux de neutrinos ? D’où, et pourquoi à ce moment-là exactement ?