Le colonel se précipita dans leur direction.
— Tout va bien, commandant ? envoya l’Oerileithe, quelque peu malmenée par le courant d’air.
L’appareil détruit gisait sur le sol de la cabine privée.
— Merde. On dirait que c’était l’un des nôtres.
Il y eut un éclair blanc venant de partout à la fois, qui aveugla momentanément Fassin. Comme la lumière se dissipait, Hatherence commença à tomber comme une pierre. Quelque chose qui se déplaçait plus vite que les clippers était en train de virer de bord sur la paroi mouvante de la Tempête, de foncer vers le dirigeable.
Lorsque le colonel eut chuté d’une vingtaine de mètres, un rai de lumière brûlante, d’un blanc jaune, se matérialisa entre son scaphandre et l’engin en approche. L’appareil de Hatherence s’embrasa et explosa aussitôt. L’engin, pointu, aiguisé, ressemblait à un minuscule gazonef, ou à un missile. De ses réacteurs jaillissaient des flammes vives.
Fassin essaya de voir Hatherence. Il aperçut une silhouette sombre, pareille à une raie manta, qui tombait au milieu des débris fumants de son scaphandre. Elle donna l’impression de vouloir se retourner dans les airs. Dans un de ses tentacules courtauds scintillait un objet métallique. Un faisceau violet jaillit vers l’appareil en forme de missile mais le manqua de près d’un mètre. Celui-ci tira de nouveau, transperça le colonel, l’oblitéra dans une intense explosion de lumière.
Valseir avait fini par traverser le tube d’accès. Fassin se propulsa vers le haut comme une balle dans le canon d’un fusil. Ses réacteurs firent éclater la bulle de diamant, dont les débris s’éloignèrent rapidement du dirigeable. Ils suivirent les restes calcinés de Hatherence vers la base concave de la Tempête et les Profondeurs.
Valseir attendait dans le large couloir, juste au-dessus.
— Fassin ! Mais que se passe-t-il ?
— Comment fait-on pour sortir d’ici ? demanda l’humain au vieil Habitant en l’attrapant par un membre et en le tirant vers l’accès vertical suivant.
— Est-ce bien nécessaire ?
— Quelque chose nous attaque, Valseir.
— En êtes-vous certain ?
— Absolument. Alors, comment s’échappe-t-on d’ici ?
— Il suffit de sortir dans l’atmosphère, dehors.
— Nous serions trop vulnérables. Je pensais plutôt à un appareil quelconque.
— On peut appeler un taxi. Ou prendre un des skiffs amarrés au dirigeable. Je vais demander au capitaine Xessife.
— Non, le coupa Fassin. Vous ne demanderez rien au capitaine.
— Et pourquoi cela ?
— Il a bien fallu que quelqu’un mette ce bol de drogue, là-bas.
Ils atteignirent le passage vertical.
— Mais…, hésita Valseir. Attendez, quel est ce bruit ?
Fassin entendit une sorte de gazouillis qui provenait de plusieurs directions à la fois.
— C’est peut-être une alarme, dit-il. Il faut y aller. Après vous, ajouta-t-il en désignant le passage à Valseir.
Ils étaient à mi-chemin du couloir central lorsque le navire tout entier fut ébranlé.
— Oh-oh ! fit Valseir.
— Continuez d’avancer.
Lorsqu’ils eurent atteint le carrefour principal, l’alarme était devenue beaucoup plus bruyante. Les Habitants se criaient dessus, ramassaient des plateaux de drogues et de nourriture abandonnés, tout en regardant avec intensité les moniteurs fixés au mur. Fassin regarda à son tour.
— Putain, lâcha-t-il.
Les écrans montraient des vues confuses des alentours. Quelques-uns seulement diffusaient encore les images de la course de clippers. Une des caméras semblait suivre un engin effilé – celui-là même qui avait attaqué Hatherence –, qui faisait le tour du dirigeable.
Sur d’autres moniteurs, on voyait des vaisseaux, des dizaines de vaisseaux sombres qui descendaient du ciel.
Il s’agissait de navires de la Mercatoria modifiés pour évoluer dans l’atmosphère de la géante gazeuse. Il y en avait de modestes, qui ne dépassaient pas cinquante mètres de long, mais aussi de plus gros, qui pouvaient atteindre deux cents mètres. Des engins ellipsoïdes noirs comme de la suie, avec des ailes épaisses, des stabilisateurs rudimentaires et brillants, et des nacelles équipées de moteurs. Ils plongeaient vers la flotte de dirigeables. Tous les mille mètres environ, deux ou trois appareils se détachaient de la formation pour croiser en altitude et surveiller les parages. Bien plus haut – plan de caméra pas très stable, d’abord flou, puis fixe –, d’autres vaisseaux, plus nombreux, tournoyaient autour de la Tempête comme des charognards au-dessus d’un cadavre.
Sur un autre moniteur, la caméra se mit à tourner, s’arrêta, stabilisa son image, puis zooma sur le cuirassé Puisiel, dont les tourelles étaient en train de pivoter et les canons de se braquer vers le ciel. Un rayon blanc-jaune zébra l’écran à plusieurs reprises, traversa le vaisseau de guerre, le secoua sérieusement. Sa coque absorba tant bien que mal les ondes de choc. Presque au même moment, un faisceau atteignit la paroi de la Tempête, produisant un épais plumet de vapeur condensée, semblable à une blessure, qui se dissipa rapidement.
— Bordel, mais qu’est-ce que c’est que ces conneries ? demanda Valseir.
Ils s’étaient tous les deux arrêtés, hypnotisés par les écrans, comme les autres personnes présentes dans le couloir.
Les tourelles du cuirassé continuèrent de pivoter quelques secondes, avant de se figer définitivement, leurs canons pointant dans toutes les directions.
— Oh ! non, eut le temps de dire Fassin.
Les canons tirèrent, crachèrent du feu et de la fumée. Simultanément, de petites silhouettes jaillirent de l’appareil, à moitié masquées par le nuage noir qui s’échappait de son flanc éventré. Elles allumèrent leurs propres réacteurs et s’élevèrent vers les engins venus du ciel. Les écrans clignotèrent. Les machines sombres parurent s’illuminer le temps d’une fraction de seconde. Des rayons blancs apparurent soudain, puis s’interrompirent brusquement, avec force détonations, à mi-chemin entre le Puisiel et les navires mystérieux. L’atmosphère autour des spectateurs de la course s’emplit d’une épaisse fumée noire.
Un écran montra alors un des vaisseaux des assaillants, qui commençait à tomber en déroulant derrière lui une traîne grise. Les Habitants crièrent de joie. Les plateaux, la nourriture, les drogues et même les bébés de compagnie volèrent en tous sens. Les carapaces se couvrirent de signaux excités, des odeurs de fureur et de folie guerrière emplirent l’atmosphère, comme si des grenades odorantes avaient explosé le long du couloir. Un petit point noir surplombant une colonne de fumée s’éleva vers le vaisseau endommagé, mais fut vite détruit par un rayon lumineux tiré d’en haut. Alors, quelque chose d’encore plus petit et rapide traversa le moniteur et frappa le vaisseau, avant d’exploser dans ses entrailles, de le découper littéralement en deux. Les deux moitiés tombèrent vers les Profondeurs, suspendues à des fils de fumée. Les autres missiles furent interceptés sans aucune difficulté, écrabouillés comme de vulgaires insectes trop lents.
Fassin se réveilla et commença à tirer Valseir derrière lui. Tout autour d’eux, les Habitants hurlaient et aboyaient en fixant les écrans et en prenant des paris. Des coups lointains et un rugissement interminable résonnèrent dans le couloir – après les images vues en temps réel, le son de la bataille leur parvenait enfin.