Des points scintillants partout. Le cuirassé s’alluma sur toute sa longueur, s’orna de flammes. Des rayons le traversèrent ; ils finirent leur course dans la Tempête, la couvrirent de taches de gaz sombre. Avant même d’être touchée par un premier rai, une bonne partie de son flanc avait commencé à se détacher. Le grand vaisseau fut secoué comme une feuille dans la tempête, puis commença à tomber, tandis que d’autres rayons le transperçaient de part en part. Un dernier rayon, moins lumineux mais beaucoup plus large, atteignit la section centrale, pliant littéralement le vaisseau en deux, avant de l’envoyer décrire une spirale descendante. Un petit nombre de doubles disques sortirent de la carcasse et s’éloignèrent, ou bien tombèrent en brûlant. Quelques-uns furent touchés par des rayons et disparurent au milieu d’explosions miniatures.
— Valseir, venez, chuchota Fassin au milieu de l’assistance soudain silencieuse. Il faut sortir d’ici, ajouta-t-il en poussant le vieillard vers le tube d’accès incliné à quarante-cinq degrés. Par ici.
En fait, il n’était pas trop sûr de ce qu’ils devaient faire. Peut-être seraient-ils plus en sécurité à l’intérieur du dirigeable. Mieux valait tout de même se rapprocher de la sortie afin d’avoir le choix, au cas où.
Valseir se laissa pousser le long du tube d’accès incliné. Les plus bas des navires ennemis étaient à présent au niveau des plus élevés des vaisseaux-tribunes. Des cris emplirent le couloir principal. Un flot d’Habitants se déversa par le haut du tube, empêchant Fassin et Valseir d’avancer.
L’humain continua néanmoins de pousser Valseir. L’un comme l’autre avaient les yeux rivés sur les moniteurs, où l’on voyait un vaisseau noir se rapprocher dangereusement de la paroi de la Tempête. Lorsqu’il en fut tout proche, un clipper traversa le rideau sombre, ses voiles luisantes dépliées et ouvertes comme une explosion figée. Il percuta le vaisseau au milieu de sa coque. Les deux engins emmêlés traversèrent le ciel, puis commencèrent à chuter, ensemble, avec tout le reste, vers le puits sans fond de la Tempête, vers l’enfer brûlant des Profondeurs.
Des cris et des hurlements de joie retentirent derrière eux.
Une autre caméra, un autre moniteur : la paroi de la Tempête était en train de se soulever dans un bouillonnement de gaz, de s’écarter docilement pour laisser passer un énorme cône arrondi.
Un cuirassé massif jaillit de la Tempête entraînant dans son sillage des plumets de gaz semblables à des drapeaux colossaux. Des acclamations et des hurlements d’encouragements assez puissants pour faire trembler le navire résonnèrent dans le grand tunnel, le transformèrent momentanément en orgue géant. Le cuirassé s’embrasa en déviant les lasers qui le prenaient pour cible et poursuivit sa route vers le cœur dégagé de l’œil de la Tempête.
— Putain, dit Fassin dans sa barbe. Ils les attendaient.
Le cuirassé argenté mit les gaz et se dirigea vers la flotte de navires noirs qui, après s’être positionnés tout autour des vaisseaux-tribunes, avaient entrepris de se mettre en formation pour faire face à une nouvelle menace.
Le cuirassé filait tout droit. Des flammes jaillissaient de sa queue, ses canons tiraient sans temps mort. Sa coque chromée reflétait le ciel, la Tempête, les Profondeurs sombres ; elle scintillait, comme les rayons laser se réfractaient sur sa surface, s’évacuaient dans toutes les directions, dessinaient des sortes d’épines de lumière. Deux autres navires ennemis explosèrent et entamèrent leur longue chute. Dans le dirigeable, les Habitants criaient de plus belle, et les paris atteignaient des niveaux astronomiques.
Le cuirassé continuait d’avancer tant bien que mal, bien qu’il fût la cible d’un feu nourri. Un missile tiré par un des vaisseaux de la flotte ennemie traversa un moniteur, fut manqué par un tir de barrage et frappa de plein fouet l’énorme navire.
On eut à peine le temps de voir le début de l’explosion, pareille à une étoile, qui devait détruire le cuirassé de l’intérieur. Les moniteurs devinrent alors tout blancs, avant de s’éteindre momentanément. Dans le couloir, les lumières clignotèrent, s’éteignirent, se rallumèrent, puis moururent pour de bon. L’alarme, qui hurlait depuis le début sans que personne ne l’entende, se tut elle aussi, et son absence fit l’effet d’une perte d’audition générale. Le dirigeable frissonna comme un animal blessé.
D’autres écrans vacillèrent, devinrent tout noirs, puis se couvrirent de parasites. Les quelques moniteurs qui ne s’étaient pas complètement éteints étaient les seules sources de lumière du couloir. Bientôt, des lampes d’urgence s’éveillèrent ; d’abord hésitantes, elles emplirent le long tube de lumière.
L’impatience et la colère des Habitants commençaient à monter en puissance. Une caméra pivota pour montrer le nuage en forme de champignon géant qui avait remplacé le cuirassé. Quelques débris tombèrent au loin, comme éparpillés par un poing boursouflé de tumeurs. Les vaisseaux noirs reprirent leur manœuvre d’approche. La flotte qui constituait leur cible était à présent commandée par deux sortes de capitaines : ceux qui croyaient plus sage de rester groupés, et ceux qui, au contraire, préféraient tenter leur chance seuls.
Dans leur fuite précipitée, les Habitants qui affluaient par le tube d’accès incliné empêchaient Fassin et Valseir de progresser, les obligeaient même à reculer. Tant et si bien qu’ils furent bientôt de retour à leur point de départ, au milieu d’un large carrefour où se déversaient des spectateurs venus de toutes les directions.
— Regardez, regardez ! cria quelqu’un.
L’image relayée par un écran lointain apparut soudain sur plusieurs moniteurs. Au début, cela ressemblait à une rediffusion de l’entrée du premier cuirassé : une proue énorme qui transperce un rideau arachnéen, suivie par des oriflammes de gaz. Puis le point de vue recula, et l’on vit un autre nez traverser la paroi de la Tempête, puis un autre, et encore un autre. Bientôt, l’on put découvrir une forêt verticale entière, une marée de navires entrer dans l’œil du cyclone et se diriger vers la colonne de vaisseaux noirs, suspendue tel un pendule au-dessus de la flotte des spectateurs.
Le Dzunda trembla, tangua et hurla à la façon d’un animal blessé, comme l’onde de choc de l’explosion nucléaire l’atteignait enfin et le secouait. Les Habitants roulèrent dans le couloir, se bousculèrent, heurtèrent les murs, le sol et le plafond, emplirent l’atmosphère de jurons et de débris. Deux nouveaux écrans s’éteignirent, mais il en restait suffisamment pour pouvoir admirer la flotte de cuirassés argentés, rendue blafarde par le feu qui se déversait sur elle. Les lasers brillaient, les rayons et projectiles intercepteurs quadrillaient l’atmosphère, découpaient en rondelles les missiles ennemis. Deux, puis trois vaisseaux noirs explosèrent ou se flétrirent, commencèrent à tomber en décrivant une spirale. Deux nouveaux cuirassés disparurent violemment dans des détonations aveuglantes.
Deux autres cuirassés furent légèrement touchés par un rayon vif et furieux venu du dessus, de l’espace. Le faisceau passa entre les deux navires, les secoua violemment, avant de se diviser en deux tubes violets d’épaisseur égale, qui se firent subitement extrêmement fins, avant de découper le blindage des navires comme une hache tranchant une tête.
Le couloir – à moitié plongé dans la pénombre, empli d’odeurs sauvages et des cris des Habitants qui hésitaient entre se lamenter ou hurler victoire, éclairé par intermittence par les images de la bataille qui se jouait à l’extérieur – sombra alors dans une sorte de chaos, comme les haut-parleurs se mirent à diffuser à un volume assourdissant une musique douce à l’extrême, probablement l’œuvre du système dépassé par les événements et soucieux de ramener le calme à bord.