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En classe je commençai à sentir ma présence inutile. Pendant des mois et des mois j’eus l’impression que toute promesse et toute énergie avaient disparu de mes manuels. Quand je sortais du collège, étourdie et malheureuse, je passais devant le magasin de Fernando juste pour voir Lila à son poste de travail, assise à une petite table, au fond, avec son buste tout maigre sans l’ombre d’une poitrine, son cou délicat et son visage émacié. Je ne sais pas exactement ce qu’elle faisait mais elle était là, active, derrière la porte en verre, encadrée par la tête penchée de son père et celle de son frère – sans livre, sans cours et sans devoirs à la maison. Parfois je m’arrêtais pour regarder en vitrine les boîtes de cirage, les vieux souliers fraîchement ressemelés ou les chaussures neuves placées dans une forme qui dilatait leur cuir et les élargissait pour les rendre plus confortables, comme si j’étais une cliente et que je m’intéressais à la marchandise. Je m’éloignais seulement, et à contrecœur, lorsqu’elle me voyait et me faisait signe : je répondais à son salut et elle retournait à son travail, très concentrée. Mais c’était souvent Rino qui m’apercevait le premier et il faisait des grimaces rigolotes pour me faire rire. Gênée, je partais en courant sans attendre le regard de Lila.

Un dimanche je me surpris à parler passionnément de chaussures avec Carmela Peluso. Elle achetait Sogno dont elle dévorait les romans-photos. Au début je trouvai que c’était du temps perdu, mais ensuite j’avais commencé à y jeter un œil moi aussi et désormais nous le lisions ensemble au jardin public, commentant les histoires et les répliques de tous les personnages, qui étaient écrites en lettres blanches sur fond noir. Carmela, plus que moi, avait tendance à passer sans transition des commentaires sur les amours de fiction aux commentaires sur le récit de son amour réel, celui pour Alfonso. Moi, pour ne pas être en reste, je lui parlai un jour du fils du pharmacien, Gino, et affirmai qu’il était amoureux de moi. Elle n’y crut pas. À ses yeux, le fils du pharmacien était une espèce de prince inaccessible, le futur héritier de la pharmacie, un seigneur qui n’épouserait jamais la fille d’un portier de mairie, et alors je fus sur le point de lui raconter la fois où il avait demandé à voir ma poitrine et où j’avais accepté, gagnant dix lires. Mais nous avions sur les genoux, déplié en grand, un numéro de Sogno, et mes yeux tombèrent sur les splendides chaussures à talons de l’une des actrices. Ce sujet me sembla du plus bel effet, et bien meilleur que mon histoire de mamelles : je ne pus me retenir et me mis à les admirer, faisant l’éloge de celui qui les avait faites et conjecturant que si nous portions des chaussures pareilles, Gino et Alfonso ne pourraient pas nous résister. Cependant, plus je parlais et plus je me rendais compte, à mon grand embarras, que j’essayais de faire mienne la nouvelle passion de Lila. Carmela m’écouta distraitement et puis annonça qu’elle devait s’en aller. Peu lui importaient les chaussures et les fabricants de chaussures. Contrairement à moi, si elle imitait les manières de Lila elle se cantonnait strictement à ce qui la captivait : les romans-photos et l’amour.

5

Toute cette période se déroula comme ça. Je dus admettre bien vite que ce que je faisais toute seule n’arrivait pas à me faire battre le cœur, seulement ce que Lila effleurait devenait important. Mais si elle s’éloignait et si sa voix s’éloignait des choses, alors celles-ci s’abîmaient et se couvraient de poussière. Le collège, le latin, les professeurs, les livres et la langue des livres me semblèrent décidément moins évocateurs que la finition d’une chaussure, ce qui me déprima.

Mais un dimanche tout changea à nouveau. Nous étions allées au catéchisme, Carmela, Lila et moi, car nous devions préparer notre première communion. À la sortie Lila dit qu’elle avait à faire et partit. Mais je vis qu’elle ne se dirigeait pas vers sa maison : à ma grande surprise, elle entra dans le bâtiment de notre école primaire.

Je continuai mon chemin avec Carmela, mais au bout d’un moment je m’ennuyai et lui dis au revoir, je fis le tour de l’immeuble et retournai sur mes pas. Le dimanche l’école était fermée, alors pourquoi Lila était-elle entrée dans ce bâtiment ? Après mille hésitations je m’aventurai à passer la porte, puis traverser le hall. Je n’étais jamais retournée dans mon ancienne école et en éprouvai une forte émotion, je reconnus son odeur qui m’apporta une sensation de bien-être, faisant resurgir une part de moi que j’avais perdue. Je franchis la seule porte ouverte du rez-de-chaussée. C’était une vaste pièce éclairée au néon, dont les murs étaient couverts d’étagères remplies de vieux livres. Je comptai une dizaine d’adultes et de nombreux enfants, petits et grands. Ils prenaient des volumes, les feuilletaient, les remettaient à leur place et en choisissaient un. Puis ils se mettaient en file indienne devant un bureau où était assis un vieil ennemi de Mme Oliviero, M. Ferraro, maigre et les cheveux gris coupés en brosse. Ferraro examinait le texte sélectionné, inscrivait quelque chose dans un registre et les personnes sortaient avec un ou plusieurs livres.

Je regardai autour de moi : Lila n’était pas là, peut-être était-elle déjà partie. Que faisait-elle donc ? Elle n’allait plus à l’école, se passionnait pour les belles chaussures comme pour les vieilles godasses, et pourtant, sans rien me dire, elle venait prendre des livres ici. Aimait-elle cet endroit ? Pourquoi ne m’invitait-elle pas à l’accompagner ? Pourquoi m’avait-elle laissée avec Carmela ? Pourquoi me parlait-elle de la façon de poncer les semelles et pas de ce qu’elle lisait ?

Cela me mit en colère et je me dépêchai de partir.

Après cet épisode le temps de l’école me sembla encore plus insignifiant que d’ordinaire. Puis je fus emportée par la masse des devoirs et des interrogations de fin d’année, je craignais les mauvaises notes et étudiais sans application, mais beaucoup. Et puis d’autres soucis me tenaillaient. Ma mère me dit que j’étais indécente avec toute cette poitrine qui avait poussé et elle m’emmena acheter un soutien-gorge. Elle était encore plus brusque que d’habitude. Elle avait l’air d’avoir honte que j’aie des seins et mes ragnagnas. Les instructions abruptes qu’elle me donnait étaient brèves et insuffisantes, grommelées du bout des lèvres. Je n’avais pas le temps de lui poser la moindre question qu’elle me tournait déjà le dos et s’éloignait de son pas de guingois.

Avec le soutien-gorge ma poitrine devint encore plus visible. Au cours des derniers mois de classe je fus assaillie par les garçons et compris rapidement pourquoi. Gino et son copain avaient fait courir le bruit que je montrais sans aucun problème comment j’étais faite, et de temps en temps quelqu’un se pointait pour me demander de répéter le spectacle. Je me dérobais et comprimais mes seins en tenant mes bras croisés par-dessus, je me sentais mystérieusement coupable et toute seule avec ma faute. Les garçons insistaient, même dans la rue ou dans notre cour. Ils riaient et se moquaient de moi. Je tentai une ou deux fois de les repousser avec des manières à la Lila mais cela ne me réussit guère, alors je ne pus résister et éclatai en sanglots. Par peur qu’ils ne m’embêtent je restai recluse à la maison. Je travaillais beaucoup et ne sortais désormais que pour aller au collège, à contrecœur.

Un matin de mai Gino me courut après et me demanda sans bravade, et même avec une grande émotion, si je voulais être sa petite amie. Je lui répondis que non, par rancune, vengeance et gêne, mais j’étais quand même fière que le fils du pharmacien s’intéresse à moi. Le lendemain il me le demanda encore et il ne cessa de me le demander jusqu’au mois de juin lorsque, avec un peu de retard dû à la vie compliquée de nos parents, on fit notre première communion, en robe blanche comme des mariées.