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Lila se mettait en colère si je regardais Pasquale et me déconcentrais. Il apparut très vite, à ma plus grande stupéfaction, qu’elle connaissait déjà bien le latin. Elle connaissait par exemple toutes les déclinaisons, ainsi que les verbes. Prudemment, je lui demandai comment elle avait fait et, avec son ton de méchante gamine qui n’a pas de temps à perdre, elle reconnut que, déjà au moment où j’étais rentrée au collège, elle avait emprunté une grammaire à la bibliothèque itinérante gérée par M. Ferraro et l’avait étudiée par curiosité. Pour elle, cette bibliothèque était une grande ressource. Conversation après conversation, elle en vint à me montrer fièrement toutes les cartes qu’elle possédait, quatre : une à elle, une au nom de Rino, une pour son père et une pour sa mère. Elle empruntait un livre avec chacune d’elles afin d’en avoir quatre d’un coup. Elle les dévorait, les ramenait le dimanche suivant et en prenait quatre autres.

Je ne lui demandai jamais quels livres elle avait lus ou était en train de lire : on n’en eut jamais le temps car on devait travailler. Elle m’interrogeait et piquait des colères si je ne savais pas répondre. Une fois elle me donna une claque sur le bras, vraiment fort, avec ses mains longues et maigres, et loin de s’excuser elle me dit que si je me trompais encore elle me frapperait de nouveau, plus fort encore. Elle était fascinée par le dictionnaire de latin, si gros, si lourd et avec tellement de pages – elle n’en avait jamais vu avant. Elle y cherchait sans arrêt des mots, pas seulement ceux des exercices mais tous ceux qui lui venaient à l’esprit. Elle me donnait des devoirs avec un ton qu’elle avait appris de notre maîtresse, Mme Oliviero. Elle m’imposait trente phrases à traduire par jour, vingt du latin à l’italien et dix de l’italien au latin. Elle aussi les traduisait, beaucoup plus vite que moi. À la fin de l’été, alors que l’examen approchait, après avoir observé avec scepticisme la manière dont je cherchais les mots que je ne connaissais pas dans le dictionnaire – à savoir dans l’ordre où je les trouvais dans la phrase à traduire, en m’appuyant sur les sens principaux et en m’efforçant, à partir de là, de comprendre le sens de la phrase – elle me demanda avec prudence :

« C’est ta prof qui t’a dit de faire comme ça ? »

Ma prof ne disait jamais rien, elle donnait juste les exercices à faire. C’était moi qui me débrouillais ainsi.

Elle se tut un moment, puis me conseilla :

« D’abord tu lis la phrase en latin, puis tu cherches où est le verbe. Selon la personne du verbe tu comprends quel est le sujet. Quand tu as le sujet tu cherches les compléments : le complément d’objet si le verbe est transitif, sinon les autres compléments. Essaie comme ça. »

J’essayai. Soudain j’eus l’impression que c’était facile, de traduire. En septembre je me présentai à l’examen : je ne fis pas la moindre faute à l’écrit et sus répondre à toutes les questions à l’oral.

« Avec qui as-tu pris des cours ? me demanda ma professeure, un peu contrariée.

—  Avec une amie.

— Elle fait l’université ? »

Je ne savais pas ce que cela voulait dire. Je répondis que oui.

Lila m’attendait dehors, à l’ombre. Quand je sortis je la pris dans mes bras, lui dis que ça s’était très bien passé et lui demandai si elle voulait travailler avec moi tout au long de cette nouvelle année scolaire. Puisque c’était elle qui m’avait proposé en premier de nous voir seulement pour étudier, l’inviter à continuer me sembla une bonne manière de lui exprimer ma joie et ma gratitude. Elle s’esquiva avec un geste qui était presque de l’agacement. Elle répondit qu’elle voulait seulement comprendre ce que c’était, ce latin qu’apprenaient les bons élèves.

« Et alors ?

— J’ai compris, ça me suffit.

— Ça ne te plaît pas ?

— Si. Je prendrai quelques livres à la bibliothèque.

— En latin ?

— Oui.

— Mais il y a encore beaucoup à apprendre !

—  Tu apprendras pour moi, comme ça si j’ai des problèmes tu pourras m’aider. Mais pour le moment j’ai quelque chose à faire avec mon frère.

— Quoi ?

— Je te montrerai après. »

8

Les cours reprirent et cela marcha tout de suite pour moi, dans toutes les matières. J’étais impatiente que Lila me demande de l’aider en latin ou en autre chose, et du coup je crois que je ne travaillais pas tant pour le collège que pour elle. Je devins la première de la classe, même en primaire je n’avais pas été aussi forte.

Cette année-là j’eus l’impression de me dilater comme de la pâte à pizza. Je devins de plus en plus ronde –  ma poitrine, mes cuisses, mes fesses. Un dimanche sur le chemin du jardin, où j’avais rendez-vous avec Gigliola Spagnuolo, les frères Solara m’accostèrent en Millecento. Marcello, le plus vieux, était au volant, et Michele, le plus jeune, se tenait à ses côtés. Ils étaient beaux tous les deux, avec leurs cheveux noirs et brillants et leur sourire tout blanc. Mais celui qui me plaisait le plus c’était Marcello, parce qu’il ressemblait à Hector tel qu’il était représenté dans l’édition scolaire de l’Iliade. Ils firent tout le chemin avec moi, j’étais sur le trottoir et ils étaient à côté de moi, en Millecento.

« Tu es déjà montée dans une voiture ?

— Non.

— Monte, on te fait faire un tour.

— Mon père ne veut pas.

—  On lui dira rien. Quand est-ce que tu auras une autre occasion de monter dans une voiture comme ça ? »

Jamais, pensai-je. Mais je dis non quand même et continuai de dire non jusqu’au jardin, là la voiture accéléra et disparut en un éclair derrière les immeubles en construction. Je dis non parce que si mon père avait appris que j’étais montée dans cette voiture, il avait beau être doux, bienveillant et beaucoup m’aimer, il m’aurait aussitôt massacrée, tandis que parallèlement mes deux petits frères Peppe et Gianni, même s’ils étaient encore tout jeunes, se seraient sentis obligés d’essayer de tuer les frères Solara, maintenant et dans les années à venir. Il n’y avait pas de règles écrites, on savait que c’était comme ça et c’était tout. D’ailleurs les frères Solara le savaient aussi, c’était pour cela qu’ils avaient été gentils et s’étaient bornés à m’inviter à monter.

Mais ils ne furent pas aussi gentils, quelque temps plus tard, avec Ada, l’aînée des enfants de Melina Cappuccio, la veuve folle qui avait fait scandale quand les Sarratore avaient déménagé. Ada avait quatorze ans. Le dimanche, à l’insu de sa mère, elle se mettait du rouge à lèvres et avec ses jambes longues et droites et ses seins plus gros que les miens, elle était belle et faisait plus que son âge. Les frères Solara lui lancèrent des mots vulgaires, Michele parvint à l’attraper par un bras, ouvrir la portière de la voiture et la tirer à l’intérieur. Ils la reconduisirent une heure après au même endroit : Ada était un peu en colère mais riait un peu aussi.

Parmi les gens qui la virent entraînée de force dans la voiture, quelqu’un alla le raconter à Antonio, son grand frère qui était mécanicien dans le garage de Gorresio. Antonio était un grand travailleur, il était discipliné, très timide et visiblement fort affecté par la mort précoce de son père et par les problèmes d’instabilité de sa mère. Sans mot dire à ses amis ou à sa famille il alla attendre Marcello et Michele devant le bar Solara, et quand les deux frères apparurent il les attaqua à coups de poing et de pied sans faire le moindre préambule. Pendant quelques minutes, il s’en sortit bien, mais ensuite le père Solara et un des serveurs sortirent. Tous quatre tabassèrent Antonio jusqu’au sang et il n’y eut ni un passant ni un client pour venir l’aider.