Un dimanche, poussée par une invitation qui était arrivée à mon nom par la poste et dans laquelle M. Ferraro me demandait de venir à la bibliothèque dans la matinée, je me décidai enfin à réagir. J’essayai de me faire belle comme je croyais l’avoir été quand j’étais petite, comme je voulais croire que je l’étais encore, et je sortis. Je passai du temps à écraser mes boutons avec pour seul résultat d’irriter ma peau plus encore, je mis le bracelet en argent de ma mère et dénouai mes cheveux. Mais je continuai à ne pas me plaire. Déprimée, dans la chaleur qui, en cette saison, se posait sur le quartier dès le matin comme une main gonflée de fièvre, je m’acheminai jusqu’à la bibliothèque.
Je compris aussitôt, à la petite foule de parents et d’enfants du primaire et du collège qui affluait vers l’entrée principale, qu’il se passait quelque chose d’inhabituel. J’entrai. Il y avait des rangées de chaises déjà toutes occupées, des festons colorés, le curé, Ferraro et même le directeur de l’école ainsi que Mme Oliviero. Je découvris que le maître avait imaginé de récompenser, en leur donnant un livre chacun, les lecteurs qui, d’après ses registres, se révélaient les plus assidus. Comme la cérémonie était sur le point de commencer et le service de prêt momentanément suspendu, je m’assis au fond de la petite salle. Je cherchai Lila mais vis seulement Gigliola Spagnuolo en compagnie de Gino et d’Alfonso. Je m’agitai sur ma chaise, mal à l’aise. Peu après Carmela Peluso et son frère Pasquale prirent place à côté de moi. « Salut, salut. » Je couvris davantage mes joues irritées sous mes cheveux.
La petite cérémonie débuta. Les primés furent : première Raffaella Cerullo, deuxième Fernando Cerullo, troisième Nunzia Cerullo, quatrième Rino Cerullo et cinquième Elena Greco, c’est-à-dire moi.
Cela me fit rire et Pasquale aussi. Nous nous regardâmes en étouffant nos rires tandis que Carmela murmurait avec insistance : « Mais pourquoi vous rigolez ? » On ne lui répondit rien : on se regarda à nouveau avant de s’esclaffer, une main plaquée sur la bouche. C’est ainsi que je fus appelée à mon tour, la cinquième au palmarès – mes yeux encore pleins de fou rire, j’éprouvais un sentiment de bien-être inattendu –, après que le maître eut demandé inutilement à plusieurs reprises si un membre de la famille Cerullo se trouvait dans la salle, et j’allai retirer mon prix. Après m’avoir abondamment félicitée, Ferraro me remit Trois hommes dans un bateau de Jerome K. Jerome. Je remerciai et demandai dans un souffle : « Est-ce que je pourrais prendre aussi les prix de la famille Cerullo ? Je les leur apporterai. »
Le maître me donna les livres-prix de tous les Cerullo. Pendant que nous sortions et tandis que Carmela, furibonde, rejoignait Gigliola qui bavardait gaiement avec Alfonso et Gino, Pasquale me dit en dialecte des trucs qui me firent rire de plus en plus fort : Rino s’abîmait les yeux sur les livres, Fernando le cordonnier ne dormait pas de la nuit tant il lisait et Mme Nunzia bouquinait debout près de ses fourneaux pendant qu’elle faisait cuire les pâtes aux pommes de terre, un roman dans une main et la louche dans l’autre. Les larmes aux yeux tant il riait, Pasquale me raconta qu’en primaire il était dans la même classe que Rino, au même rang, et après six ou sept ans d’école en comptant les redoublements, même en s’aidant mutuellement, tous les deux, son ami et lui, arrivaient péniblement à lire Bar-Tabac, Charcuterie ou Poste et Télécommunications. Alors il me demanda quel prix avait reçu son ancien camarade de classe :
« Bruges-la-Morte.
— Il y a des fantômes ?
— Je ne sais pas.
— Je peux venir quand tu le lui donneras ? Ou, mieux, est-ce que je peux le lui donner moi-même, en mains propres ? »
On éclata de rire à nouveau.
« Bien sûr.
— Il a reçu un prix, mon p’tit Rino ! Un truc de fous. Et c’est Lina qui lit tout ça, mamma mia, qu’est-ce qu’elle est forte, cette fille ! »
Les attentions de Pasquale Peluso me furent d’une grande consolation, j’aimai qu’il me fasse rire. Peut-être que je ne suis pas si moche que ça, me dis-je, peut-être que c’est moi qui ne sais pas me regarder.
À ce moment-là j’entendis qu’on m’appelait : c’était Mme Oliviero.
Je la rejoignis, elle me fixa de son regard toujours approbateur et me dit, presque comme si elle confirmait la légitimité d’un jugement plus généreux sur mon aspect :
« Comme tu es belle ! Tu es devenue une grande fille.
— Ce n’est pas vrai, madame.
— Mais si, tu es belle comme un astre, tu as la santé, tu es splendide et bien en chair ! Et tu es bonne en classe. J’ai su que tu avais été la meilleure élève du collège.
— Oui.
— Et maintenant qu’est-ce que tu vas faire ?
— Je vais travailler. »
Elle s’assombrit.
« Il n’en est pas question, il faut que tu continues tes études. »
Je la regardai, surprise. Que restait-il encore à apprendre ? J’ignorais tout du système scolaire et je ne savais pas précisément ce qu’il y avait après le brevet. Des mots comme lycée et université étaient vides de sens pour moi, comme tant de mots que je rencontrais dans les romans.
« Je ne peux pas, mes parents ne veulent pas.
— Combien il t’a mis en latin, ton professeur de lettres ?
— Neuf.
— Tu es sûre ?
— Oui.
— Alors je vais parler à tes parents. »
Je m’apprêtai à la quitter, je dois dire un peu épouvantée. Si Mme Oliviero allait vraiment voir mon père et ma mère pour leur dire qu’ils devaient me faire poursuivre mes études, elle déchaînerait de nouvelles disputes que je n’avais pas envie d’affronter. Je préférais la situation telle qu’elle était : aider ma mère, travailler à la papeterie, accepter la laideur et les boutons, avoir la santé, être bien en chair, comme disait Mme Oliviero, et trimer dans la misère. Est-ce que Lila ne le faisait pas déjà, au moins depuis trois ans – ses rêves fous de fille et sœur de cordonnier mis à part ?
« Merci madame, dis-je, au revoir. »
Mais Mme Oliviero me retint par le bras :
« Ne perds pas ton temps avec celui-là, dit-elle en faisant allusion à Pasquale qui m’attendait, il est maçon et il ne fera jamais rien d’autre. Et puis il vient d’une mauvaise famille, son père est communiste et il a tué Don Achille. Je ne veux plus te voir avec lui, c’est certainement un communiste comme son père. »
Je fis un signe d’assentiment et m’éloignai sans dire au revoir à Pasquale, qui resta un moment interloqué ; mais ensuite je sentis avec plaisir qu’il me suivait à dix pas de distance. Il n’était pas beau garçon, mais moi non plus je n’étais plus belle. Il avait des cheveux noirs tout bouclés, sa peau mate était brûlée par le soleil, il avait une grande bouche, c’était le fils d’un assassin et peut-être même un communiste.
Je tournai et retournai dans ma tête ce mot de communiste qui n’avait aucun sens pour moi, mais auquel l’enseignante avait immédiatement attribué une marque inquiétante. Communiste, communiste, communiste. Cela me sembla fascinant. Communiste et fils d’assassin.
C’est alors que Pasquale me rejoignit, une fois passé le coin de la rue. On fit le chemin ensemble jusqu’à quelques mètres de chez moi et, reprenant nos plaisanteries, on se donna rendez-vous le lendemain pour aller à la boutique du cordonnier remettre les livres à Lila et Rino. Avant que l’on se sépare Pasquale me dit aussi que le dimanche suivant sa sœur, lui-même et tous ceux qui en avaient envie se retrouvaient chez Gigliola pour apprendre à danser. Il me demanda si je voulais venir moi aussi, et je pouvais également amener Lila. Je demeurai bouche bée ; je savais déjà que ma mère ne me laisserait jamais y aller. Je répondis néanmoins : d’accord, j’y réfléchirai. Alors il me tendit la main, et comme je n’étais pas habituée à ce genre de geste j’hésitai avant d’effleurer sa main dure et calleuse et retirai vite la mienne.