J’accompagnai Lila dans l’arrière-boutique en m’efforçant de voir ce qui, en elle, avait pu attirer l’attention de Pasquale. Elle me sembla être toujours la même petite fille menue et exsangue avec rien que la peau sur les os, à part peut-être des yeux plus larges et une petite ondulation de la poitrine. Elle plaça les livres parmi les autres volumes qu’elle conservait là au milieu des vieilles chaussures, avec un certain nombre de cahiers aux couvertures très mal en point. Je mentionnai les folies de Melina, mais surtout j’essayai de lui transmettre tout mon enthousiasme parce que nous pouvions enfin dire que nous connaissions quelqu’un qui venait de publier un livre : Donato Sarratore. Je lui murmurai en italien : « Tu imagines, son fils Nino était à l’école avec nous ! Si ça se trouve, toute sa famille va devenir riche. » Elle esquissa un demi-sourire sceptique :
« Avec ça ? » dit-elle. Elle tendit la main et me montra le livre de Sarratore.
Antonio, le fils aîné de Melina, le lui avait donné afin de l’ôter pour toujours de la vue et des mains de sa mère. Je pris le petit volume et l’examinai. Il s’intitulait Essais de sérénité. Il avait une couverture dans les rouges avec le dessin d’un soleil qui resplendissait au-dessus d’une montagne. Je fus impressionnée de lire, juste au-dessus du titre : Donato Sarratore. Je l’ouvris et lus à haute voix la dédicace écrite au stylo : À Melina, qui a nourri mon chant. Donato. Naples, 12 juin 1958. J’en fus tout émue et en eus un frisson derrière la nuque, à la racine des cheveux. Je m’exclamai : « Nino aura une voiture plus belle que celle des Solara ! »
Mais Lila eut un de ses regards intenses et je vis qu’elle était absorbée par le livre que je tenais dans les mains :
« On verra si ça se réalise, bougonna-t-elle, mais pour le moment ces poèmes n’ont causé que des problèmes.
— Pourquoi ?
— Sarratore n’a pas eu le courage d’aller voir Melina en personne et il a envoyé le livre à sa place.
— Et tu ne trouves pas ça beau ?
— Va savoir ! Maintenant Melina l’attend et si Sarratore ne vient pas, elle souffrira encore plus qu’elle n’a souffert jusqu’à présent. »
Quelle belle phrase ! Je regardai sa peau très blanche et toute lisse, sans une impureté. Je regardai ses lèvres et la forme délicate de ses oreilles. Si, me dis-je, peut-être est-elle en train de changer et pas seulement physiquement, mais aussi dans sa manière de s’exprimer. J’eus l’impression – pour le formuler avec des mots d’aujourd’hui – que non seulement elle parlait très bien mais qu’elle développait un don que je lui connaissais déjà : encore mieux que lorsqu’elle était enfant, elle savait s’emparer des faits et, avec naturel, les restituer chargés de tension ; quand elle réduisait la réalité à des mots, elle lui donnait de la force et lui injectait de l’énergie. Mais je m’aperçus en même temps, avec plaisir, que dès qu’elle commençait à le faire, moi aussi je me sentais la capacité de faire pareil : je m’y mettais et ça marchait. Et cela – pensai-je avec satisfaction – me distingue de Carmela et de toutes les autres : moi je m’enflamme avec elle, ici, au moment même où elle me parle. Comme ses mains étaient belles et fortes, comme elle faisait de beaux gestes – et quels regards !
Mais tandis que Lila parlait d’amour, et moi aussi, mon plaisir se fissura et une vilaine idée me vint à l’esprit. Je compris tout à coup que je m’étais trompée : Pasquale le maçon, le communiste et le fils d’assassin, avait voulu m’accompagner jusqu’ici non pas pour moi mais pour elle, pour avoir l’occasion de la voir.
12
L’espace d’un instant, cette pensée me coupa le souffle. Quand les deux garçons rentrèrent, interrompant notre conversation, Pasquale avoua en riant qu’il s’était échappé du chantier sans rien dire au contremaître, mais il devait retourner travailler au plus vite. Je remarquai qu’il regardait de nouveau Lila, longuement, intensément et presque contre sa volonté, peut-être pour lui signifier : je cours le risque d’être viré uniquement pour toi. Et en même temps il annonça, s’adressant à Rino :
« Dimanche on va tous danser chez Gigliola, Lenuccia vient aussi, vous vous joignez à nous ?
— Dimanche c’est loin, on verra », répondit Rino.
Pasquale lança un dernier regard à Lila qui ne lui prêta aucune attention, puis il fila sans me demander si je voulais faire le chemin avec lui.
Je ressentis un agacement qui me rendit nerveuse. Je me mis à tripoter mes joues avec mes doigts précisément là où elles étaient le plus irritées, je m’en rendis compte et m’obligeai à ne plus le faire. Tandis que Rino récupérait sous son banc ce à quoi il travaillait avant notre arrivée et qu’il l’étudiait avec perplexité, je relançai Lila et parlai à nouveau avec elle de livres et d’histoires d’amour. On embellit jusqu’à la démesure Sarratore, la folie d’amour de Melina et le rôle de ce livre. Qu’allait-il se passer ? Quelles réactions allaient découler non de la lecture des vers mais de l’objet en soi, et du fait que sa couverture, son titre, ce prénom et ce nom avaient à nouveau enflammé le cœur de cette femme ? Nous parlâmes avec tellement de passion que Rino perdit brusquement patience et s’écria :
« Mais c’est pas fini ? Lila, il faut qu’on bosse, autrement papa va revenir et on ne pourra plus rien faire. »
Nous arrêtâmes. Je jetai un œil sur ce qu’ils étaient en train de faire, une forme en bois envahie de tout un embrouillamini de semelles, languettes de peau et morceaux de cuir épais entre des couteaux, des alênes et des instruments de toutes sortes. Lila m’expliqua que Rino et elle tentaient de réaliser une chaussure de voyage pour homme et aussitôt après, tout anxieux, son frère me fit jurer sur ma sœur Elisa que je ne parlerais jamais de ce projet à personne. Ils travaillaient en cachette de Fernando, Rino s’était procuré le cuir et la peau grâce à un ami qui gagnait sa vie dans une teinturerie à Ponte di Casanova. Ils consacraient à la réalisation de ce soulier cinq minutes par-ci, dix minutes par-là, parce qu’ils n’avaient rien pu faire pour convaincre leur père de les aider ; au contraire, chaque fois qu’ils abordaient le sujet Fernando renvoyait Lila à la maison en hurlant qu’il ne voulait plus la voir à la boutique, tout en menaçant de tuer Rino qui s’était mis en tête à dix-neuf ans de faire mieux que lui, lui manquant ainsi de respect.
Je fis semblant de m’intéresser à leur entreprise secrète, mais en fait je m’en repentis. Bien que tous deux m’aient impliquée en me choisissant pour confidente, il s’agissait toujours d’une expérience dont je ne pouvais faire partie autrement que comme témoin : en suivant ce chemin, Lila ferait de grandes choses toute seule, et moi j’en serais exclue. Mais surtout, quand elle m’accompagna à la porte, je compris que le climat de tension qui entourait cette chaussure était beaucoup plus intéressant pour elle que toutes nos intenses conversations sur l’amour et la poésie : comment était-ce possible ? Nos discours sur Sarratore et Melina étaient tellement beaux ! Je n’arrivais pas à croire que, même si elle me parlait de cet amas de cuirs, peaux et outils, au fond d’elle-même il ne lui restait pas, comme moi, une angoisse pour cette femme qui souffrait d’amour. Qu’est-ce que ça pouvait bien me faire, les chaussures ? J’avais encore devant les yeux les mouvements les plus secrets de cette histoire de fidélité trahie, de passion, de chant qui devenait livre, et c’était comme si elle et moi avions lu ensemble un roman ou comme si nous avions vu, là dans l’arrière-boutique et non un dimanche dans la salle de la paroisse, un film plein de drames. J’eus de la peine devant tant de gâchis : j’étais obligée de partir ; elle préférait l’aventure des chaussures à nos discussions ; elle savait être autonome alors que moi j’avais besoin d’elle ; elle avait un monde à elle où je ne pouvais pas pénétrer ; Pasquale, qui n’était pas un petit garçon mais un jeune homme, allait certainement chercher d’autres occasions de la regarder, la solliciter et essayer de la convaincre de devenir secrètement sa petite amie et de se laisser embrasser et toucher – puisqu’on racontait que c’était ce qui se faisait quand on se mettait ensemble ; bref, elle sentirait que je lui étais de moins en moins nécessaire.