Alors, presque pour chasser ces pensées qui me révulsaient, et comme pour souligner ma valeur et mon côté indispensable, je lui annonçai tout à coup que j’allais fréquenter le lycée. Je le lui dis devant la porte de la boutique, tandis que j’étais déjà dans la rue. Je lui racontai que c’était Mme Oliviero qui avait obligé mes parents en me promettant de me procurer elle-même et gratuitement les livres d’occasion. Je le fis car je voulais qu’elle se rende compte qu’il n’y avait pas beaucoup de filles comme moi et que même, j’étais unique : même si elle devenait riche en fabriquant des chaussures avec Rino, elle ne pourrait pas se passer de moi, comme moi je ne pouvais pas me passer d’elle.
Elle me regarda, perplexe :
« C’est quoi, le lycée ?
— Une école importante où on va après le collège.
— Et qu’est-ce que tu vas y faire ?
— Apprendre.
— Apprendre quoi ?
— Le latin.
— C’est tout ?
— Et aussi le grec.
— Le grec ?
— Oui. »
Elle eut l’expression d’une personne qui est complètement perdue et ne trouve rien à répondre. Enfin elle murmura, sans qu’il y ait aucun lien :
« La semaine dernière j’ai eu mes ragnagnas. »
Et bien que Rino ne l’ait pas appelée, elle rentra.
13
Alors maintenant elle saignait elle aussi. Les mouvements secrets du corps, qui m’avaient atteinte la première, étaient arrivés jusqu’à elle aussi comme l’onde d’un tremblement de terre, et ils la changeraient – en réalité, ils la changeaient déjà. Pasquale, me dis-je, s’en était rendu compte avant moi. Lui mais probablement d’autres garçons également. Le fait que j’aille au lycée perdit rapidement de son aura. Pendant des jours, je ne pus penser à autre chose qu’à ces mutations inconnues qui allaient submerger Lila. Deviendrait-elle belle comme Pinuccia Carracci, Gigliola ou Carmela ? Ou enlaidirait-elle comme moi ? Je rentrai à la maison et m’observai dans le miroir. Comment étais-je, en réalité ? Et elle, comment deviendrait-elle, tôt ou tard ?
Je commençai à soigner davantage mon apparence. Un dimanche après-midi, à l’occasion de la traditionnelle promenade du boulevard au jardin, je mis mon habit de fête, une robe bleu ciel avec un décolleté carré, et enfilai le bracelet d’argent de ma mère. Quand je rencontrai Lila j’éprouvai un secret plaisir à la voir comme elle était tous les jours, avec ses cheveux très noirs en désordre et une petite robe élimée et décolorée. Rien ne la différenciait de la Lila habituelle, la petite fille nerveuse et décharnée. Elle me sembla seulement plus élancée, alors qu’avant elle était toute petite, et elle était devenue presque aussi grande que moi, peut-être juste un centimètre de moins. Mais c’était quoi, ce changement ? Moi j’avais une poitrine généreuse, des formes de femme.
Nous arrivâmes au parc, repartîmes en sens inverse et puis refîmes le chemin jusqu’au jardin. Il était tôt, il n’y avait pas encore le brouhaha du dimanche ni les vendeurs de noisettes, amandes grillées et lupins. Avec prudence, Lila m’interrogea à nouveau sur le lycée. Je lui dis le peu que je savais mais en l’exagérant le plus possible. Je voulais qu’elle soit intriguée, qu’elle désire participer au moins un peu, de l’extérieur, à ma nouvelle aventure et qu’elle sente qu’elle perdait quelque chose de moi, comme moi je craignais toujours de perdre une part – et une grande part – d’elle. Je marchais du côté de la rue et elle à l’intérieur. Je parlais et elle écoutait avec grande attention.
Puis la Millecento des Solara s’approcha de nous, Michele au volant et Marcello à ses côtés. Ce dernier commença à nous lancer des plaisanteries. Ils nous les adressaient à toutes les deux, pas seulement à moi. Il chantonnait en dialecte des phrases du genre : « Qu’elles sont jolies, ces demoiselles ! Mais ne vous fatiguez pas avec tous ces allers et retours ! Vous savez, Naples est une grande ville, et la plus belle du monde, belle comme vous ! Montez donc, rien qu’une demi-heure, après on vous ramène. »
Je n’aurais pas dû le faire mais je le fis quand même. J’aurais dû poursuivre tout droit comme s’ils n’existaient pas, ni sa voiture, ni son frère, ni lui, et continuer à bavarder avec Lila en les ignorant ; mais au lieu de cela, poussée par le besoin de me sentir attirante, chanceuse et sur le point d’aller à l’école des bourgeois où je trouverais selon toute vraisemblance des garçons avec des voitures plus belles que celle des Solara, je me retournai et dis en italien :
« Merci, mais nous ne pouvons pas. »
Alors Marcello tendit la main. Je vis qu’elle était petite et grosse, tandis que lui-même était un jeune homme grand et bien fait. Ses cinq doigts passèrent la fenêtre et vinrent saisir mon poignet, tandis que sa voix disait :
« Michè, vise un peu le beau bracelet qu’elle a, la fille du portier ! »
La voiture s’arrêta. Les doigts de Marcello autour de mon poignet me plissèrent la peau et je retirai mon bras avec horreur. Le bracelet se brisa et tomba entre le trottoir et la voiture.
« C’est pas vrai, regarde ce que t’as fait ! m’écriai-je en pensant à ma mère.
— Du calme, répliqua-t-il, ouvrant la portière et sortant de la voiture, je vais te le réparer. »
Il était joyeux et cordial, il essaya à nouveau de me prendre le poignet comme pour établir une familiarité susceptible de me calmer. Alors tout se passa en un éclair : Lila, la moitié de sa taille, le poussa contre la voiture et lui colla le tranchet sous la gorge. Elle lui dit calmement, en dialecte :
« Tu la touches encore une fois et tu vas voir ce qui t’arrive. »
Marcello s’immobilisa, incrédule. Michele sortit aussitôt de la voiture en disant d’un ton rassurant :
« Elle te fera rien, Marcè, cette salope n’en a pas le courage. »
Michele contourna la voiture tandis que je me mettais à pleurer. D’où j’étais, je voyais bien que la pointe du tranchet avait déjà coupé la peau de Marcello et qu’un mince filet de sang sortait de cette égratignure. J’ai toujours la scène clairement à l’esprit : il faisait encore très chaud, il y avait peu de passants, et Lila était sur Marcello comme si elle avait vu un vilain insecte sur son visage et voulait le chasser. Et j’ai aussi conservé l’absolue certitude qui me saisit alors : elle n’aurait pas hésité à lui couper la gorge. Michele s’en rendit compte lui aussi :
« Ça va, sois gentille », dit-il et, toujours avec le même calme, presque amusé, il rentra dans sa voiture : « Monte, Marcè, dis pardon aux demoiselles et on y va. »
Lila éloigna lentement la pointe de la lame de la gorge de Marcello. Il esquissa un sourire timide, il avait l’air perdu :