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« Il faut que je dise à Rino que dimanche on doit accepter l’invitation de Pasquale Peluso. »

Voilà, je lui racontais le centre de Naples et elle, c’était l’appartement de Gigliola qu’elle mettait au centre – elle habitait un des immeubles du quartier et c’était là que Pasquale voulait nous emmener danser. J’étais déçue. Nous avions toujours accepté les invitations de Peluso sans jamais y aller, moi pour éviter les discussions avec mes parents et elle parce que Rino s’y opposait. Mais souvent nous l’espionnions, les jours de fête, quand il était là tout beau à attendre ses amis, les grands comme les plus jeunes. C’était un garçon généreux, il ne faisait pas de distinction d’âge et invitait tout le monde. En général il attendait devant la station d’essence et les autres arrivaient petit à petit : Enzo, Gigliola, Carmela qui maintenant se faisait appeler Carmen, parfois Rino lui-même s’il n’avait rien d’autre à faire, Antonio qui avait toujours la charge de sa mère Melina, et quand Melina était calme sa sœur Ada venait aussi – Ada que les Solara avaient forcée à monter en voiture pour l’emmener Dieu sait où pendant plus d’une heure. Quand la journée était belle ils allaient à la mer, d’où ils revenaient le visage rougi par le soleil. Ou bien, le plus souvent, ils se réunissaient tous chez Gigliola, dont les parents étaient plus accommodants que les nôtres, et là ceux qui savaient danser dansaient, les autres apprenaient.

Lila commença à m’entraîner dans ces petites fêtes : elle s’était mise à s’intéresser, je ne sais trop comment, à la danse. Nous découvrîmes avec surprise que Pasquale et Rino étaient d’excellents danseurs et ils nous enseignèrent le tango, la valse, la polka et la mazurka. Rino, il faut le dire, était un professeur qui s’énervait vite, surtout avec sa sœur, alors que Pasquale était très patient. Au début il nous fit danser en nous tenant sur ses pieds de façon que nous apprenions bien les pas puis, dès que nous eûmes un peu d’expérience, il nous fit tournoyer à travers la maison.

Je découvris que j’adorais danser, j’aurais dansé toute la journée. Lila, elle, avait son air de celle qui veut comprendre comment ça marche, et son plaisir semblait consister entièrement dans l’apprentissage, au point que souvent elle restait assise à nous regarder et nous étudier, applaudissant les meilleurs couples. Un jour j’allai chez elle et elle me montra un petit livre qu’elle avait pris à la bibliothèque : tout y était consigné sur les différentes danses, et chaque mouvement était expliqué au moyen de silhouettes noires d’hommes et de femmes en train de virevolter. Elle était très joyeuse pendant cette période et d’une exubérance inhabituelle. De but en blanc elle m’attrapa par la taille et, jouant le rôle de l’homme, m’obligea à danser le tango en faisant la musique avec sa bouche. Rino apparut, il nous vit et éclata de rire. Il voulut danser lui aussi, d’abord avec moi et ensuite avec sa sœur, même s’il n’y avait pas de musique. Pendant que nous dansions il me raconta que Lila avait été prise d’une telle manie perfectionniste qu’elle l’obligeait sans arrêt à pratiquer, bien qu’ils n’aient pas de gramophone. Mais dès qu’il prononça ce mot – gramophone, gramophone, gramophone – Lila me cria d’un coin de la pièce, en plissant les yeux :

« Tu sais ce que c’est, comme mot ?

— Non.

— C’est du grec. »

Je la regardai, perplexe. Sur ce Rino m’abandonna pour faire danser sa sœur – elle jeta un petit cri, me confia son manuel de danse et partit voltiger avec lui à travers la pièce. Je posai le manuel parmi ses autres livres. Qu’est-ce qu’elle avait dit ? Gramophone c’était de l’italien, pas du grec ! Je vis alors que sous Guerre et Paix apparaissait, recouvert d’étiquettes de la bibliothèque de M. Ferraro, un volume tout abîmé qui s’intitulait Grammaire grecque. Grammaire. Grecque. J’entendis qu’elle me promettait, tout essoufflée :

« Après je t’écris gramophone avec les lettres grecques ! »

Je répliquai que j’avais à faire et m’en allai.

15

S’était-elle mise à apprendre le grec avant même que je ne commence le lycée ? L’avait-elle fait toute seule, alors que moi je n’y pensais même pas, et l’été, quand c’étaient les vacances ? Faisait-elle toujours ce que je devais faire, avant moi et mieux que moi ? Me fuyait-elle quand je la suivais, et en même temps me talonnait-elle, me dépassait-elle ?

Pendant quelque temps je m’efforçai de l’éviter, j’étais en colère. J’allai à la bibliothèque pour emprunter moi aussi une grammaire grecque, mais il n’en existait qu’une et elle était prêtée à tour de rôle à tous les membres de la famille Cerullo. Peut-être que je ferais mieux d’effacer Lila de mon esprit comme un dessin sur un tableau noir, me dis-je – et je crois que c’était la première fois. Je me sentais fragile, exposée à tout, je ne pouvais passer mon temps à la suivre ou à découvrir que c’était elle qui me suivait, et dans un cas comme dans l’autre me sentir diminuée. Mais je n’y parvins pas et me remis bientôt à la chercher. Je la laissai m’enseigner à danser le quadrille. Je la laissai me montrer qu’elle savait écrire tous les mots italiens avec l’alphabet grec. Elle voulut que j’apprenne moi aussi cet alphabet avant de commencer le lycée, elle m’obligea à l’écrire et à le lire. J’eus de plus en plus de boutons. J’allais danser chez Gigliola avec un sentiment permanent d’infériorité et de honte.

J’espérais que ça passerait, mais infériorité et honte ne firent que s’intensifier. Un jour, Lila et son frère nous firent une démonstration de valse. Ils dansaient tellement bien ensemble qu’on leur laissa toute la place. J’en fus émerveillée. Ils étaient beaux et harmonieux. En les regardant je compris définitivement que, dans peu de temps, elle aurait tout perdu de son air de petite fille-petite vieille, comme on perd un motif musical très connu quand il est adapté avec trop d’inventivité. Elle était devenue sinueuse. Son front haut, ses grands yeux qui se plissaient brusquement, son petit nez, ses pommettes, ses lèvres et ses oreilles cherchaient une nouvelle orchestration, et ils semblaient sur le point de la trouver. Quand elle se faisait une queue-de-cheval, son long cou révélait une blancheur attendrissante. Sa poitrine avait de petites pommes gracieuses toujours plus visibles. Son dos faisait une courbe profonde avant d’arriver sur l’arc de plus en plus tendu des fesses. Ses chevilles étaient encore trop maigres, des chevilles d’enfant ; mais combien de temps leur faudrait-il pour s’adapter à sa silhouette, qui était désormais celle d’une jeune fille ? Je me rendis compte que les garçons, pendant qu’ils la contemplaient en train de danser avec Rino, voyaient encore plus de choses que moi. Pasquale surtout, mais aussi Antonio et Enzo. Ils avaient les yeux rivés sur elle comme si nous autres avions toutes disparu. Et pourtant j’avais plus de poitrine. Et pourtant Gigliola était d’une blondeur éblouissante, avec des traits réguliers et des jambes parfaites. Et pourtant Carmela avait des yeux magnifiques et surtout des mouvements de plus en plus provocants. Mais il n’y avait rien à faire : du corps mobile de Lila commençait à émaner quelque chose que les hommes sentaient, une énergie qui les étourdissait, comme le bruit toujours plus proche de la beauté en train d’arriver. C’est seulement quand la musique s’interrompit que les garçons reprirent leurs esprits avec des sourires hésitants et des applaudissements exagérés.