« Vous avez bien de la chance : vous avez ici même une jeune fille qui deviendra plus belle qu’une Vénus de Botticelli. Veuillez m’excuser, mais je l’ai dit à ma femme et à mes enfants et j’avais besoin de le dire à vous aussi. »
Sous le coup de la tension, Lila éclata de rire. L’homme sourit à son tour et, après s’être légèrement incliné pour la saluer, s’apprêtait à retourner à sa table quand Rino l’attrapa par la peau du cou et lui fit faire le chemin du retour au pas de course : il l’assit de force et, devant sa femme et ses fils, lui déversa un tombereau d’insultes comme on savait les dire au quartier. Alors l’homme se mit en colère, sa femme s’interposa en hurlant et Antonio entraîna Rino plus loin. Encore un dimanche de gâché.
Mais le pire se produisit un jour où Rino n’était pas là. Ce qui me frappa ne fut pas tant l’événement en soi que la cristallisation autour de Lila de tensions d’origines diverses. À l’occasion de sa fête (elle s’appelait Rosa, si je me souviens bien), la mère de Gigliola invita chez elle des gens de tous âges. Son mari étant pâtissier chez les Solara, ils firent les choses vraiment en grand : il y avait une abondance de choux à la crème, de petits gâteaux à la cassate, de sfogliatelle, de pâte d’amandes, de liqueurs, de boissons pour les enfants et de disques pour danser, qui allaient des airs les plus connus à ceux à la dernière mode. Vinrent des personnes qui ne seraient jamais venues à nos petites fêtes entre jeunes : le pharmacien, par exemple, avec sa femme et leur fils aîné Gino, qui allait bientôt commencer le lycée comme moi ; ou encore M. Ferraro avec sa famille nombreuse ; ou bien Maria, la veuve de Don Achille, avec son fils Alfonso et sa fille Pinuccia, habillée de couleurs vives, et même Stefano.
Au début, ces derniers convives causèrent un peu de tension : à la fête se trouvaient aussi Pasquale et Carmela Peluso, les enfants de l’assassin de Don Achille. Mais ensuite tout s’arrangea pour le mieux. Alfonso était un garçon sympathique (lui aussi irait bientôt au lycée, dans le même établissement que moi) et il échangea même quelques mots avec Carmela ; Pinuccia était simplement contente d’être à une fête, sacrifiée comme elle l’était tous les jours à l’épicerie ; Stefano avait compris très tôt que le commerce était fondé sur l’absence d’exclusion, et il considérait tous les habitants du quartier comme des clients potentiels susceptibles de dépenser leur argent chez lui : il déployait en général avec tout un chacun son beau et doux sourire, et du coup il se contenta d’éviter de croiser ne serait-ce qu’un instant le regard de Pasquale ; Maria enfin, qui d’ordinaire, quand elle voyait Mme Peluso, tournait les yeux de l’autre côté, ignora totalement les deux jeunes et bavarda longuement avec la mère de Gigliola. Et puis surtout, ce qui vint dissoudre toutes les tensions c’est que l’on commença bientôt à danser : alors ce fut un tohu-bohu général et personne ne se soucia plus de rien.
On commença avec des danses traditionnelles avant de passer à une nouveauté, le rock’n’roll, qui intriguait beaucoup tout le monde, les vieux comme les enfants. J’avais chaud et me retirai dans un coin. Bien sûr je savais le danser, le rock’n’roll, je l’avais souvent pratiqué chez moi avec mon frère Peppe et chez Lila le dimanche avec elle, mais je me sentais trop gauche pour ces mouvements rythmés et agiles et, bien que ce soit à contrecœur, je me contentai de regarder. D’ailleurs, Lila non plus ne m’avait pas semblé particulièrement douée, elle bougeait de manière un peu ridicule et je le lui avais même dit : elle avait pris cette critique comme un défi et s’était acharnée à s’entraîner seule, vu que Rino refusait de pratiquer cette danse. Mais, perfectionniste comme elle l’était en tout, ce soir-là elle décida aussi de rester sur le côté – ce qui me fit plaisir – et elle s’installa près de moi pour regarder Pasquale et Carmela Peluso qui dansaient si bien.
Or, à un moment donné, Enzo s’approcha d’elle. Le petit garçon qui nous avait jeté des pierres, qui à la surprise générale avait rivalisé avec Lila en arithmétique et qui, un jour, lui avait offert une couronne de sorbes, s’était retrouvé au fil des années comme aspiré dans un corps de petite taille mais puissant et habitué aux gros travaux. Il faisait plus âgé qu’en réalité et semblait même plus vieux que Rino, qui était l’aîné d’entre nous. On voyait bien, à ses traits, qu’il se levait avant l’aube, qu’il était en contact avec la camorra du marché aux fruits et légumes et qu’en toute saison, qu’il fasse froid ou qu’il pleuve, il parcourait les rues du quartier avec sa charrette pour vendre ses produits. Toutefois, dans son visage de blond, tout clair avec les sourcils et les cils blonds et les yeux bleus, il restait encore quelque chose du gamin rebelle que nous avions connu. Sinon Enzo était un garçon paisible qui parlait très peu et toujours en dialecte, et aucune d’entre nous n’aurait eu l’idée d’aller bavarder et plaisanter avec lui. Ce fut lui qui prit l’initiative : il demanda à Lila pourquoi elle ne dansait pas. Elle répondit : parce que je ne connais pas encore bien cette danse. Il se tut un instant puis dit : moi non plus. Mais quand un autre rock’n’roll commença il la prit par le bras avec naturel et l’entraîna au milieu de la salle. D’habitude, si quelqu’un ne faisait qu’effleurer Lila sans sa permission, elle bondissait comme si elle avait été piquée par une guêpe, mais là elle ne réagit pas, tant à l’évidence son envie de danser était grande. Au contraire, elle regarda Enzo avec gratitude et se laissa emporter par la musique.
On vit tout de suite qu’Enzo ne savait pas vraiment y faire. Il bougeait peu et de manière sérieuse et compassée, mais il était très attentif à Lila, il voulait visiblement lui faire plaisir et lui permettre de se mettre en valeur. Et bien qu’elle ne soit pas aussi bonne que Carmen, elle réussit comme toujours à attirer l’attention de tout le monde. Elle plaît aussi à Enzo, me dis-je avec désolation. Et même à Stefano l’épicier, remarquai-je aussitôt : il la regarda tout le temps comme on regarde une star de cinéma.
Mais au moment même où Lila dansait, les frères Solara arrivèrent.
Rien qu’à les voir je commençai à m’agiter. Ils allèrent dire bonjour au pâtissier et à sa femme, donnèrent une tape amicale à Stefano et puis se mirent eux aussi à regarder les danseurs. D’abord, avec leurs manières de patrons du quartier, puisque c’est ce qu’ils croyaient être, ils fixèrent avec insistance Ada, qui détourna les yeux ; puis ils chuchotèrent entre eux en montrant Antonio et le saluèrent d’une manière exagérée, ce qu’il fit semblant de ne pas voir ; enfin ils remarquèrent Lila, l’observèrent longuement et se dirent quelque chose à l’oreille : Michele eut un geste d’approbation ostentatoire.
Je ne les perdis pas de vue et n’eus aucun mal à comprendre que surtout Marcello – Marcello qui plaisait à toutes les filles – n’en voulait pas du tout à Lila pour l’histoire du tranchet. Au contraire. En quelques secondes il fut totalement subjugué par son corps souple et élégant et par son visage qui était unique dans notre quartier, et peut-être aussi dans tout Naples. Il la regarda sans jamais la quitter des yeux, comme s’il avait perdu le peu de cervelle qu’il possédait. Il continua à la fixer même quand la musique s’arrêta.
Tout se passa en un clin d’œil. Enzo voulut pousser Lila dans le coin où je me trouvais, Stefano et Marcello s’avancèrent en même temps pour l’inviter à danser, mais Pasquale les devança tous. Lila accepta son invitation en sautillant gracieusement et en battant des mains, heureuse. Sur sa frêle silhouette de quatorze ans se penchèrent donc quatre hommes en même temps, d’âges différents, chacun d’entre eux à sa manière étant convaincu d’avoir le pouvoir absolu. La pointe racla le disque et la musique reprit. Stefano, Marcello et Enzo reculèrent en hésitant. Pasquale se mit à danser avec Lila et, avec un excellent danseur comme lui, elle laissa aussitôt éclater son talent.