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C’est alors que Michele Solara, que ce soit par amour pour son frère ou purement par goût de semer le désordre, décida de compliquer la situation à sa manière. Il donna un coup de coude à Stefano et lui dit bien fort :

« Mais t’as de l’eau dans les veines ou quoi ? C’est le fils du mec qui a buté ton père, c’est un communiste de merde, et toi tu restes là à le regarder se trémousser avec la poupée que tu voulais faire danser ? »

Pasquale n’entendit certainement pas parce que la musique était forte et il était occupé à faire des acrobaties avec Lila. Mais moi j’entendis, ainsi qu’Enzo qui était à côté de moi, et naturellement Stefano entendit lui aussi. On crut qu’il allait se passer quelque chose mais il ne se passa rien. Stefano était un jeune homme qui savait ce qu’il voulait. L’épicerie marchait plus que bien, il projetait d’acheter le local adjacent pour pouvoir l’agrandir, bref il estimait qu’il avait de la chance, et il était même tout à fait convaincu que la vie lui donnerait tout ce qu’il désirait. Il dit à Michele avec son sourire charmeur :

« Laissons-le danser, il se débrouille bien », et il continua à regarder Lila comme si, en ce moment, c’était tout ce qui lui importait. Michele fit une moue dégoûtée et partit chercher le pâtissier et sa femme.

Qu’allait-il faire, maintenant ? Je le vis parler de manière animée avec les hôtes, indiquant Maria dans un coin, Stefano, Alfonso et Pinuccia, puis Pasquale qui dansait et Carmela qui multipliait les prouesses avec Antonio. Dès que la musique s’arrêta la mère de Gigliola prit cordialement Pasquale par le bras, l’emmena dans un coin et lui dit quelque chose à l’oreille.

« Vas-y, lança Michele à son frère en riant, la voie est libre. » Et Marcello Solara repartit à la charge auprès de Lila.

J’étais sûre qu’elle lui dirait non, je savais combien elle le détestait. Mais cela ne se passa pas comme ça. La musique reprit et Lila, l’envie de danser tendant tous ses muscles, chercha Pasquale du regard ; mais ne le voyant pas, elle attrapa la main de Marcello comme si ce n’était qu’une main, comme si au bout il n’y avait ni bras ni corps et, tout en sueur, elle recommença à faire ce qui en ce moment comptait le plus pour elle : danser.

Je regardai Stefano, puis Enzo. La tension saturait l’atmosphère. Alors que mon cœur battait fort sous le coup de l’anxiété, Pasquale, l’air menaçant, alla trouver Carmela et lui dit quelque chose avec brusquerie. Carmela protesta à mi-voix, il la fit taire sur le même ton. Antonio s’approcha d’eux et s’entretint avec Pasquale. Tous deux regardèrent en chiens hargneux Michele Solara qui complotait à nouveau avec Stefano, et Marcello qui dansait avec Lila en la saisissant, la soulevant et la jetant dans les airs. Puis Antonio alla voir Ada pour qu’elle arrête de danser. La musique s’interrompit et Lila me rejoignit. Je lui dis :

« Il y a quelque chose qui cloche, il vaut mieux qu’on parte. »

Elle rit et s’exclama :

« Même s’il y a un tremblement de terre, moi je danse encore une fois ! » et elle regarda Enzo qui était appuyé contre le mur. Mais c’est Marcello qui revint l’inviter et elle se laissa à nouveau entraîner dans la danse.

Pasquale vint me voir et, sombre, me dit que nous devions partir.

« Attendons que Lila ait fini de danser !

— Non, tout de suite », répliqua-t-il avec un ton qui n’admettait aucune réplique – dur et désagréable. Alors il fonça droit vers Michele Solara et lui donna un grand coup d’épaule. Michele rit et dit quelque chose d’obscène entre ses dents. Pasquale continua son chemin vers la porte suivi de Carmela, réticente, et d’Antonio qui traînait Ada avec lui.

Je me retournai pour voir ce que faisait Enzo, mais il resta appuyé contre le mur à regarder Lila qui dansait. La musique s’arrêta. Lila se dirigea vers moi, aussitôt suivie par Marcello dont les yeux brillaient de plaisir.

« On doit y aller ! » lançai-je presque en criant, extrêmement nerveuse.

Ma voix devait être tellement chargée d’angoisse qu’elle finit par regarder autour d’elle, comme si elle se réveillait :

« D’accord, on s’en va », fit-elle, perplexe.

Je me dirigeai vers la porte sans plus attendre, la musique recommença. Marcello Solara attrapa Lila par le bras et lui dit, entre rire et supplication :

« Reste, je te ramènerai après. »

Lila le regarda, incrédule, comme si elle venait tout juste de le reconnaître, et il lui sembla soudain impossible qu’il se permette de la toucher avec une telle familiarité. Elle tenta de libérer son bras mais Marcello la serra plus fort en insistant :

« Allez, rien qu’une danse. »

Enzo se détacha du mur et, sans mot dire, saisit le poignet de Marcello. Je le vois encore : il était calme et, bien qu’il soit plus petit et plus jeune, il n’avait pas l’air de faire le moindre effort. La puissance de sa poigne se vit uniquement sur le visage de Marcello Solara qui lâcha Lila avec une grimace de douleur et se prit immédiatement le poignet avec l’autre main. Nous partîmes et j’entendis Lila indignée qui disait à Enzo, tout en dialecte :

« T’as vu, y m’a touchée, moi ! Mais quel connard ! Heureusement qu’y avait pas Rino. S’il refait ça, il est mort. »

Était-ce possible qu’elle ne se soit pas rendu compte qu’elle avait dansé avec Marcello, et même à deux reprises ? Oui, c’était possible, elle était comme ça.

Dehors nous retrouvâmes Pasquale, Antonio, Carmela et Ada. Pasquale était hors de lui, on ne l’avait jamais vu comme ça. Il braillait des insultes, hurlait à gorge déployée avec des yeux de fou, et il n’y avait pas moyen de le calmer. Il en voulait à Michele, bien sûr, mais surtout à Marcello et Stefano. Il disait des choses que nous n’étions pas en mesure de comprendre. Il disait que le bar Solara avait toujours été un repaire d’usuriers et de camorristes, qu’il servait pour la contrebande et pour recueillir des voix pour Stella e Corona, le parti des monarchistes. Il disait que Don Achille avait collaboré avec les nazis-fascistes, il disait que l’argent qui avait permis à Stefano de développer son épicerie, son père l’avait gagné au marché noir. Il hurlait : « Papa a bien fait de le crever ! » Et puis : « Les Solara père et fils, c’est moi qui vais les étendre, et je débarrasserai aussi la planète de Stefano et de toute sa famille ! » Enfin il gueulait à l’adresse de Lila, comme si c’était le plus grave : « Et toi t’as même dansé avec lui, c’t enculé ! »

À partir de là, comme si Pasquale lui avait insufflé sa furie, Antonio commença à crier à tue-tête, et il semblait presque en vouloir à Pasquale parce que celui-ci voulait le priver de son plaisir, tuer les Solara pour ce qu’ils avaient fait à Ada. Du coup Ada se mit à pleurer et Carmela, ne pouvant plus se retenir, éclata en sanglots aussi. Alors Enzo tenta de nous convaincre tous de ne pas rester dans la rue. « Allez, on va dormir », dit-il. Mais Pasquale et Antonio le firent taire : ils voulaient rester pour affronter les Solara. Menaçants, ils répétèrent plusieurs fois à Enzo, faisant semblant de s’être calmés : « Rentre, rentre, on se voit demain. » Ce à quoi Enzo rétorqua tranquillement : « Si vous restez, je reste aussi. » À ce moment-là j’éclatai en sanglots moi aussi et peu après – ce qui m’émut plus encore – Lila commença à pleurer, elle que je n’avais jamais vue en larmes.

Nous étions maintenant quatre jeunes filles en pleurs, et c’étaient des pleurs désespérés. Mais Pasquale s’adoucit seulement quand il vit Lila pleurer. Il dit alors d’un ton résigné : « D’accord, pas ce soir, je réglerai leur compte aux Solara une autre fois. Allons-nous-en. » Aussitôt, et sans cesser de sangloter, nous le prîmes par le bras Lila et moi et l’entraînâmes au loin. Au début nous le consolâmes en disant des horreurs sur les Solara, mais aussi en affirmant qu’il valait mieux faire comme s’ils n’existaient pas. Puis Lila demanda, tout en essuyant ses larmes avec le dos de sa main :