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« Pascà, mais c’est qui, les nazis-fascistes ? Et les monarchistes ? Et c’est quoi, le marché noir ? »

17

J’ai du mal à dire quel effet les réponses de Pasquale purent avoir sur Lila, je risque de me tromper, aussi parce qu’à l’époque elles n’eurent aucun effet concret sur moi. En revanche, et comme toujours, Lila en fut imprégnée et bouleversée au point qu’à la fin de l’été elle devint obsédée par une unique pensée, qui m’était assez insupportable. Avec mes mots d’aujourd’hui, je tenterai de la résumer ainsi : il n’existe aucun geste, aucune parole ni soupir qui ne contienne la somme de tous les crimes qu’ont commis et que continuent à commettre les êtres humains.

Naturellement elle le disait d’une autre manière. Mais ce qui compte, c’est qu’elle fut saisie par une frénésie de dévoilement absolu. Elle m’indiquait des gens dans la rue, des objets et des endroits, et elle me disait :

« Celui-ci a fait la guerre et tué des hommes, celui-là a bastonné et fait boire de l’huile de ricin, celui-ci a dénoncé un tas de gens, celui-là a même affamé sa mère ; dans cette maison on a torturé et tué, sur ces pavés on a défilé en faisant le salut romain, au coin de cette rue des gens en ont tabassé d’autres ; l’argent de ceux-ci vient de la faim de ceux-là, cette voiture a été achetée en vendant du pain coupé avec de la poussière de marbre et de la viande avariée au marché noir, cette boucherie est née grâce au cuivre volé et aux trains de marchandises dévalisés, derrière ce bar il y a la camorra, la contrebande et l’usure. »

Bientôt Pasquale ne lui suffit plus. C’était comme s’il avait enclenché un mécanisme dans sa tête et que désormais son devoir était de mettre de l’ordre dans une masse chaotique de possibilités. De plus en plus tendue et obsédée, sans doute pressée par le besoin de se sentir enfermée dans un cadre clos et sans fissures, elle enrichit les maigres informations de Pasquale avec quelques livres dénichés à la bibliothèque. Ainsi donna-t-elle des motivations concrètes et des visages familiers au climat de tension abstraite que, depuis notre enfance, nous avions respiré dans notre quartier. Le fascisme, le nazisme, la guerre, les Alliés, la monarchie et la république, elle transforma tout en rues, immeubles et visages : Don Achille et le marché noir, Peluso le communiste, le grand-père Solara qui était camorriste, le père Silvio qui était un fasciste pire encore que Marcello et Michele, son père Fernando le cordonnier, mon père – tous, tous, tous, à ses yeux, étaient rongés jusqu’à la moelle par des fautes ténébreuses, c’étaient tous des criminels endurcis ou des complices consentants, c’étaient tous des vendus. Pasquale et elle m’enfermèrent dans un monde terrible qui ne laissait aucune issue.

Puis même Pasquale finit par se taire, vaincu lui aussi par la capacité qu’avait Lila de relier une chose à une autre dans une chaîne qui nous entourait de tous côtés. Je les voyais souvent se promener ensemble, et si au début c’était elle qui était suspendue à ses lèvres, maintenant c’était l’inverse. Il est amoureux, me disais-je. Et alors je pensais : Lila tombera amoureuse aussi, ils sortiront ensemble, se marieront, ne cesseront de parler de trucs politiques, et ils auront des enfants qui à leur tour parleront de politique. Quand la rentrée arriva, d’un côté ce fut très dur parce que je savais que je n’aurais plus de temps pour Lila, mais de l’autre cela me donna l’espoir d’échapper à cette constante énumération des méfaits, complicités et lâchetés des personnes que nous connaissions, que nous aimions et qui étaient de notre sang – que ce soit elle, moi, Pasquale, Rino ou tous les autres.

18

Mes deux premières années au petit lycée furent beaucoup plus difficiles que le collège. J’atterris dans une classe de quarante-deux élèves qui était une des rares classes mixtes de cet établissement. Il y avait très peu de filles et je n’en connaissais aucune. Gigliola, après avoir beaucoup crâné (« Oui oui, moi aussi je vais au lycée, bien sûr, on pourra se mettre à côté »), finit par aller aider son père dans la pâtisserie Solara. Parmi les garçons, en revanche, je connaissais Alfonso et Gino, mais ils s’assirent ensemble à une des tables du premier rang, coude à coude, la mine effrayée, et ils firent pratiquement semblant de ne pas me connaître. La salle puait, c’était un mélange acide de sueur, de pieds sales et de peur.

Je vécus les premiers mois de ma nouvelle vie scolaire en silence, les doigts constamment sur mon front et sur mes joues dévorés par l’acné. Assise à l’un des derniers rangs de la classe, d’où je ne voyais guère ni les professeurs ni ce qu’ils écrivaient au tableau, même ma voisine ne me connaissait pas, et moi je ne savais pas qui elle était. Grâce à Mme Oliviero j’eus rapidement les livres dont j’avais besoin, sales et usés jusqu’à la corde. Je m’imposai une discipline apprise au collège : je travaillais tout l’après-midi et jusqu’à vingt-trois heures, et puis de cinq à sept heures du matin, quand c’était l’heure de partir. Quand je sortais de chez moi, chargée de livres, il m’arrivait souvent de rencontrer Lila qui courait à la cordonnerie pour ouvrir le magasin, balayer, laver et ranger avant que son père et son frère n’arrivent. Elle m’interrogeait sur les matières que j’avais dans la journée et sur ce que j’avais étudié, et elle voulait des réponses précises. Si je ne les lui donnais pas elle me bombardait de questions qui m’angoissaient : je me disais que je n’avais pas assez travaillé et que, n’étant pas capable de lui répondre, je ne serais pas capable non plus de répondre aux professeurs. Dans le froid de certaines aubes, quand je me levais pour réviser mes cours dans la cuisine, j’avais l’impression que comme toujours je sacrifiais le sommeil chaud et profond du matin pour me faire valoir encore plus aux yeux de la fille du cordonnier qu’à ceux des profs de l’école des bourgeois. Même mon petit déjeuner était expédié à cause d’elle. J’avalais mon café au lait et me précipitais dehors afin de ne pas rater un mètre du trajet que nous faisions ensemble.

J’attendais en bas de chez moi. Je la voyais arriver de l’immeuble où elle habitait et je remarquais qu’elle continuait de changer. Maintenant elle était plus grande que moi. Elle ne marchait plus comme la petite fille anguleuse qu’elle était encore il y avait quelques mois mais comme si, son corps s’arrondissant, sa démarche aussi devenait plus douce. Salut, salut, nous nous mettions tout de suite à discuter. Puis nous nous arrêtions au carrefour pour nous dire au revoir, elle partait vers la cordonnerie et moi vers la station de métro, et je me retournais à de nombreuses reprises pour la regarder une dernière fois. Une ou deux fois je vis arriver Pasquale tout essoufflé, il l’abordait et l’accompagnait.

Le métro était plein de gamins et gamines embrumés par le sommeil et la fumée des premières cigarettes. Moi je ne fumais pas et ne parlais à personne. Pendant mes quelques minutes de trajet je révisais les cours avec angoisse, me fourrant frénétiquement dans la tête des façons de parler qui n’étaient pas celles du quartier et qui étaient pour moi comme une langue étrangère. J’avais la terreur de l’échec scolaire, de l’ombre tordue de ma mère mécontente et des gros yeux de Mme Oliviero. Et pourtant je n’avais désormais qu’une idée véritablement en tête : me trouver un petit ami au plus vite, avant que Lila ne m’annonce qu’elle sortait avec Pasquale.