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Jour après jour, l’anxiété de ne pas y parvenir à temps croissait. Quand je rentrais du lycée je craignais de la rencontrer et d’apprendre de sa voix captivante qu’elle faisait l’amour avec Peluso. Et si ce n’était pas avec lui, alors c’était avec Enzo. Et si ce n’était pas Enzo, c’était Antonio. Ou bien encore Stefano Carracci l’épicier, qui sait, voire Marcello Solara – Lila était tellement imprévisible. Tous ceux qui lui tournaient autour étaient presque des hommes et ils étaient pleins d’exigences. Du coup, entre son projet de chaussures, ses lectures sur le monde horrible dans lequel nous étions tombées à la naissance et les petits copains, elle n’aurait plus de temps pour moi. Parfois, en rentrant de l’école, je faisais un détour pour ne pas passer devant la cordonnerie. D’autres fois, apercevant Lila de loin, j’étais saisie d’angoisse et changeais de route. Mais je ne résistais pas et allais bientôt à sa rencontre, comme si c’était une fatalité.

À l’entrée et à la sortie du lycée, un énorme édifice gris et sombre dans un piètre état, je regardais les garçons. Je les fixais avec insistance pour qu’ils sentent mon regard sur eux et me remarquent. Je regardais mes camarades du petit lycée : certains étaient encore en culottes courtes, d’autres portaient des pantalons droits ou à la zouave. Je regardais les plus vieux, ceux du grand lycée, qui pour la plupart venaient en veste et cravate et ne mettaient jamais de manteau, comme s’ils voulaient prouver avant tout à eux-mêmes qu’ils n’avaient jamais froid ; ils avaient les cheveux en brosse et des nuques pâles à cause de leur coupe très dégagée. Je préférais ces garçons-là mais je me serais aussi contentée de n’importe qui de la classe supérieure à la mienne, l’essentiel était qu’il porte un véritable pantalon.

Un jour je fus frappée par un élève à la démarche dégingandée, très maigre, les cheveux bruns en bataille et un visage que je trouvai très beau et vaguement familier. Quel âge pouvait-il avoir ? Seize, dix-sept ans ? Je l’observai avec attention, retournai sur mes pas pour mieux le voir, et tout à coup mon cœur s’arrêta : c’était Nino Sarratore, le fils de Donato Sarratore, le poète-cheminot. Il croisa mon regard mais distraitement, il ne me reconnut pas. Sa veste était usée aux coudes et étroite aux épaules, son pantalon était élimé et ses chaussures informes. Il n’avait aucun des signes d’aisance que Stefano et surtout les Solara exhibaient. Son père, bien qu’il ait écrit un livre de poésies, à l’évidence n’était pas encore devenu riche.

Je fus très troublée par cette apparition inattendue. À la sortie des classes ma première impulsion fut de courir le raconter tout de suite à Lila, j’en avais grande envie, mais je changeai bientôt d’avis. Si je le lui avais dit, elle aurait certainement voulu m’accompagner au lycée pour le voir. Et alors je savais déjà ce qui se produirait. Aussi sûrement que Nino ne m’avait pas remarquée, ne reconnaissant pas la fillette blonde et délicate de l’école primaire dans l’adolescente grosse et boutonneuse que j’étais devenue, il reconnaîtrait aussitôt Lila et succomberait à son charme. Je décidai de cultiver en secret l’image de Nino Sarratore sortant du lycée tête baissée, marchant avec un léger balancement et filant par le Corso Garibaldi. Et à partir de ce jour j’allai en classe comme si le voir, ou même seulement l’apercevoir, était la seule véritable raison de m’y rendre.

L’automne passa à toute allure. Un matin je fus interrogée sur l’Énéide, c’était la première fois que j’étais appelée au tableau. Le professeur, M. Gerace, un homme apathique d’une soixantaine d’années qui n’arrêtait pas de bâiller bruyamment, éclata de rire dès que je prononçai « oralque » à la place d’« oracle ». Il ne lui vint pas à l’esprit que, même si je connaissais le sens de ce mot, je vivais dans un monde où personne n’avait jamais aucune raison de l’utiliser. Toute la classe se mit à rire, surtout Gino, là au premier rang à côté d’Alfonso. Je me sentis humiliée. Puis les jours passèrent et ce fut notre premier devoir de latin. Quand M. Gerace nous rendit les copies corrigées il demanda :

« Qui c’est, Greco ? »

Je levai la main.

« Viens au tableau. »

Il me posa une série de questions sur les déclinaisons, les verbes et la syntaxe. Je répondis terrorisée, surtout parce qu’il me regardait avec une attention que, jusqu’à ce jour, il n’avait jamais accordée à personne. Puis il me rendit ma copie sans faire le moindre commentaire. J’avais eu neuf.

À partir de là ce ne fut qu’un crescendo. Au contrôle d’italien il me mit huit, en histoire je ne fis pas une faute dans les dates, en géographie je sus à la perfection les superficies, les populations, les richesses du sous-sol et les produits agricoles. Mais il resta surtout bouche bée en grec. Grâce à ce que j’avais appris avec Lila, je manifestai une familiarité avec l’alphabet, une habileté dans la lecture et une désinvolture dans la prononciation qui finirent par arracher des louanges publiques à mon professeur. Dès lors, mon talent s’imposa comme un dogme à tous mes autres enseignants. Même mon prof de religion me prit à part un matin pour me demander si je voulais m’inscrire à un cours de théologie gratuit par correspondance. Je dis oui. Quand Noël arriva tout le monde m’appelait Greco, quand ce n’était pas Elena. Gino se mit à s’attarder à la sortie, il m’attendait pour qu’on rentre ensemble au quartier. Un jour, soudainement, il me redemanda si je voulais être sa petite amie : bien que ce ne soit qu’un gros bêta, je poussai un soupir de soulagement – c’était toujours mieux que rien, j’acceptai.

Toute cette exaltante tension connut une pause pendant les vacances de Noël. Je fus à nouveau absorbée par le quartier, j’eus plus de temps et pus voir Lila davantage. Elle avait découvert que j’apprenais l’anglais et, naturellement, s’était procuré une grammaire. Désormais elle connaissait tout un tas de mots qu’elle prononçait de manière très approximative – évidemment ma prononciation ne valait pas mieux. Mais elle me harcelait en disant : quand tu retournes à l’école, demande à ton prof comment on prononce ceci, comment on prononce cela. Un jour elle m’amena à la boutique et me montra une boîte en métal pleine de petits morceaux de papier : sur chacun d’entre eux elle avait écrit d’un côté un mot en italien, de l’autre sa traduction en anglais – crayon/pencil, comprendre/to understand, chaussure/shoe. C’est M. Ferraro qui lui avait conseillé de faire comme ça, une excellente méthode pour apprendre le vocabulaire. Elle me lisait le côté en italien et voulait que je lui dise l’équivalent en anglais. Mais je ne savais pratiquement rien. Je me rendis compte qu’elle semblait en avance sur moi dans tous les domaines, comme si elle allait dans une école secrète. Je sentis aussi en elle une certaine tension, un désir de me prouver qu’elle était à la hauteur de ce que j’étudiais. Moi j’aurais préféré parler d’autre chose tandis qu’elle m’interrogeait sur les déclinaisons grecques – ce qui lui permit vite de déduire que j’en étais toujours à la première alors qu’elle avait déjà appris la troisième. Elle me posa aussi des questions sur l’Énéide, pour laquelle elle s’était prise de passion. Elle l’avait lue en entier en quelques jours tandis que moi, en classe, j’en étais à la moitié du deuxième livre. Elle me parla avec grande précision de Didon, personnage dont je ne savais rien : j’entendis ce nom pour la première fois non pas à l’école mais de sa bouche. Et un après-midi elle me fit une observation qui me frappa beaucoup. Elle lança : « Sans amour, non seulement la vie des personnes est plus pauvre, mais aussi celle des villes. » Je ne me rappelle pas exactement comment elle s’exprima mais c’était l’idée, et je l’appliquai aussitôt à nos rues sales, nos petits jardins poussiéreux, notre campagne défigurée par les nouveaux immeubles et la violence présente dans chaque maison, dans chaque famille. Mais je craignis qu’elle ne se remette à me parler fascisme, nazisme et communisme. Alors, je ne pus résister, je voulus lui faire comprendre qu’il m’arrivait de belles choses et lui annonçai dans un seul souffle : un, que j’étais la petite amie de Gino et deux, que dans mon lycée il y avait Nino Sarratore, qui était encore plus beau qu’en primaire.