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Elle plissa les yeux et j’eus peur qu’elle ne soit sur le point de me dire : moi aussi j’ai un copain. Mais non, elle se mit à se moquer de moi : « T’es avec le fils du pharmacien, dit-elle, bravo, tu as craqué, tu es tombée amoureuse comme la fiancée d’Énée. » Puis de Didon elle passa brusquement à Melina dont elle me parla longuement, puisque je ne savais pas grand-chose de ce qui se passait dans nos immeubles – j’avais cours le matin et étudiais jusque tard le soir. Elle me parla de sa parente comme si elle ne la quittait jamais des yeux. La misère les rongeait ses enfants et elle, alors elle était toujours obligée de laver les escaliers d’immeubles avec Ada (l’argent qu’Antonio ramenait à la maison ne suffisait pas). Mais on ne l’entendait plus chanter, son euphorie était passée et maintenant elle trimait avec des gestes de machine. Elle me la décrivit avec minutie : pliée en deux, elle commençait par le dernier étage et passait la serpillière humide avec les mains, étage après étage, marche après marche, avec une énergie et une fébrilité qui auraient épuisé des personnes bien plus robustes qu’elle. Si quelqu’un s’avisait de descendre ou monter, elle se mettait à hurler des insultes et lui lançait la serpillière. Ada lui avait raconté qu’un jour sa mère avait fait une crise parce qu’une personne avait ruiné son travail avec des traces de pas : Ada l’avait vue boire l’eau sale de son seau et avait dû le lui arracher des mains. Vous voyez ? De fil en aiguille elle était passée de Gino à Didon, puis à Énée qui l’avait abandonnée et à la veuve folle. Et c’est seulement à ce moment-là qu’elle prononça le nom de Nino Sarratore, signe qu’elle m’avait écoutée avec attention : « Parle-lui de Melina, m’exhorta-t-elle, et dis-lui qu’il faut qu’il raconte tout à son père. » Puis elle ajouta méchamment : « Autrement c’est trop facile d’écrire des poésies. » Enfin, elle se mit à rire avant de promettre avec une certaine solennité :

« Moi je ne tomberai jamais amoureuse de personne et je n’écrirai jamais, mais alors jamais, de poésie.

— Je te crois pas.

— C’est pourtant vrai.

— Mais des hommes tomberont amoureux de toi.

— Tant pis pour eux.

— Alors ils souffriront comme cette Didon.

— Non, ils iront voir ailleurs, exactement comme Énée qui à la fin s’est mis avec la fille d’un roi. »

Je m’avouai peu convaincue. Je m’en allai, mais ensuite je revins ; ces conversations sur les petits copains, maintenant que j’en avais un, me plaisaient. Je lui demandai un jour, avec précaution :

« Et qu’est-ce qu’il devient, Marcello Solara, il s’intéresse à toi ?

— Ouais.

— Et toi ? »

Elle esquissa un demi-sourire de mépris qui voulait dire : Marcello Solara, il me dégoûte.

« Et Enzo ?

— On est amis.

— Et Stefano ?

— Tu penses donc qu’ils s’intéressent tous à moi ?

— Ben oui.

— Stefano me sert toujours en premier, même quand il y a du monde.

— Tu vois !

— Y a rien à voir.

— Et Pasquale, il s’est déclaré ?

— Tu es folle !

— J’ai vu que le matin il t’accompagne à la boutique.

— Parce qu’il m’explique ce qui s’est passé avant nous. »

Elle retourna ainsi à son thème de l’« avant », mais pas de la même façon qu’en primaire. Elle m’expliqua que nous ne savions rien, ni quand nous étions petites ni maintenant, et que par conséquent nous n’étions pas en mesure de comprendre quoi que ce soit : tout dans notre quartier, chaque pierre, chaque morceau de bois, tout était là avant nous, mais nous avions grandi sans nous en rendre compte, et même sans jamais y penser. Et nous n’étions pas les seules. Son père faisait comme si, avant lui, il n’y avait rien. Tout le monde faisait pareil : sa mère, la mienne, mon père, et même Rino. Et pourtant, avant, l’épicerie de Stefano c’était la menuiserie de Peluso, le père de Pasquale. Et pourtant Don Achille avait fait fortune avant. Et pareil pour l’argent des Solara. Elle avait fait le test avec son père et sa mère. Ils ne savaient rien et ne voulaient parler de rien. Rien sur le fascisme, rien sur le roi. Rien sur les injustices, les abus de pouvoir ni l’exploitation. Ils détestaient Don Achille et craignaient les Solara. Et pourtant, ils passaient outre et allaient dépenser leur argent chez le fils de Don Achille comme chez les Solara, et ils nous y envoyaient aussi. Ils votaient pour les fascistes ou les monarchistes, comme les Solara voulaient qu’ils fassent. Ils pensaient que ce qui s’était produit avant c’était du passé et, pour avoir la paix, fermaient les yeux : or ils en faisaient partie, de ces choses d’avant, et ils nous y maintenaient nous aussi et du coup, sans le savoir, ils les perpétuaient.

Ce discours sur l’« avant » me frappa davantage que les discussions ténébreuses dans lesquelles elle m’avait entraînée pendant l’été. Nous passâmes les vacances de Noël à discuter intensément, dans la cordonnerie, la rue ou la cour. Nous nous confiâmes tout, même les petites choses, et nous étions bien.

19

Pendant cette période je me sentis forte. En classe tout s’était passé à la perfection et je racontai mes succès à Mme Oliviero qui me félicita. Je voyais Gino, nous nous promenions tous les jours jusqu’au bar Solara : il m’achetait une pâtisserie, nous la partagions et puis repartions en sens inverse. Quelquefois j’avais même l’impression que c’était Lila qui dépendait de moi, et non l’inverse. J’avais franchi les frontières du quartier, je fréquentais le lycée et connaissais des garçons qui étudiaient le latin et le grec, pas des maçons, des mécanos, des savetiers, des marchands de fruits, des épiciers ou des cordonniers, contrairement à elle. Quand elle me parlait de Didon, de sa méthode pour apprendre le vocabulaire anglais, de la troisième déclinaison ou de ce sur quoi elle dissertait avec Pasquale, je sentais de plus en plus clairement qu’elle le faisait avec une certaine appréhension, comme si c’était finalement elle qui avait besoin de toujours me prouver qu’elle était capable de discuter à mon niveau. Même quand, un après-midi, elle décida après quelques tergiversations de me montrer où en était la chaussure secrète qu’elle fabriquait avec Rino, je ne trouvai plus qu’elle habitait un territoire merveilleux dont j’étais exclue. J’eus l’impression, au contraire, que son frère et elle hésitaient à me parler d’un sujet qui avait aussi peu de dignité.

Ou peut-être que c’était simplement moi qui commençais à me considérer meilleure qu’eux. Quand ils fouillèrent dans un cagibi d’où ils sortirent un carton, je les encourageai sans sincérité. Mais la paire de chaussures pour homme qu’ils me montrèrent me sembla réellement hors du commun : c’était du 43, la pointure de Rino et de Fernando, marron, exactement comme je me rappelais les avoir vues dans un des dessins de Lila, et elles avaient l’air d’être à la fois légères et robustes. Je n’avais jamais rien vu de tel aux pieds de quiconque. Quand ils me laissèrent les toucher et m’en vantèrent toutes les qualités, je me mis à les féliciter avec enthousiasme. « Touche voir ici, disait Rino motivé par mes louanges, et dis-moi si on sent la couture. — Non, répondis-je, on ne sent rien. » Alors il me prenait les chaussures des mains, les pliait, les élargissait et me montrait comme elles étaient résistantes. J’approuvais en disant « Bravo » comme le faisait Mme Oliviero quand elle voulait nous encourager. Mais Lila n’avait pas l’air satisfaite. Plus son frère trouvait de qualités à la chaussure plus elle en soulignait les défauts, et elle disait à Rino : « Et il faudra combien de temps à papa pour voir toutes ces erreurs ? » À un moment elle dit, sérieuse : « Essayons encore avec l’eau. » Son frère sembla contrarié. Elle remplit néanmoins une bassine, mit la main dans une des chaussures comme si c’était un pied et la fit marcher un instant dans l’eau. « Elle veut toujours jouer », me fit Rino comme un grand frère agacé par les gamineries de sa petite sœur. Mais dès qu’il vit Lila retirer la chaussure de l’eau il prit un air inquiet et demanda :