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Les yeux de Lila se firent tout petits, on ne les voyait presque plus :

« C’est vrai. Mais vous voulez être du côté de quelqu’un qui veut changer les choses, ou du côté des Solara ? »

Pasquale dit avec fierté, à la fois par conviction et parce qu’il était visiblement jaloux de la place centrale imprévue qu’avait prise Stefano dans les paroles de Lila :

« Moi je suis de mon côté un point c’est tout. »

Mais c’était un brave garçon, il y réfléchit encore et encore. Il alla en parler à sa mère, il en discuta avec toute la famille. Giuseppina, autrefois travailleuse infatigable et toujours de bonne humeur, légère et exubérante, était devenue après l’incarcération de son mari une femme mélancolique et défaite par le mauvais sort. Elle s’adressa au curé qui passa à la boutique de Stefano, discuta longuement avec Maria, puis retourna parler avec Giuseppina Peluso. À la fin tout le monde fut convaincu que la vie était déjà assez difficile comme ça et que si l’on réussissait, à l’occasion de la nouvelle année, à diminuer les tensions habituelles, ce serait mieux pour tout le monde. C’est ainsi que le 31 décembre après le réveillon, à vingt-trois heures trente, plusieurs familles – celles de l’ancien menuisier, du portier, du cordonnier, du marchand de fruits et de Melina (qui pour l’occasion soigna beaucoup son apparence) – grimpèrent en file indienne jusqu’au quatrième étage, jusqu’à ce vieil appartement de Don Achille que nous avions tellement détesté, afin de fêter ensemble la nouvelle année.

22

Stefano nous accueillit de façon très cordiale. Je me rappelle qu’il s’était coiffé avec soin, que son visage était un peu rouge à cause de l’agitation et qu’il portait chemise blanche, cravate et gilet bleu. Je me dis qu’il était très beau et qu’il avait des manières de prince. Je calculai qu’il avait presque sept ans de plus que Lila et moi, et pensai alors qu’être la petite amie de Gino qui avait mon âge ne valait vraiment pas un clou : quand je lui avais demandé de me rejoindre chez les Carracci, il m’avait répondu qu’il ne pouvait pas parce que ses parents ne le laissaient pas sortir après minuit, c’était dangereux. Moi je voulais un copain plus âgé, pas un gosse mais un homme, un vrai, comme Stefano, Pasquale, Rino, Antonio ou Enzo. Je les regardai et les frôlai toute la soirée. Je tripotais nerveusement mes boucles d’oreilles et le bracelet d’argent de ma mère. J’avais recommencé à me sentir belle et voulais en lire la preuve dans leurs yeux. Mais ils semblaient tous absorbés par les feux d’artifice de minuit. Ils attendaient leur guerre entre hommes et n’avaient même pas l’air de prêter attention à Lila.

Stefano fut particulièrement affable avec Mme Peluso et Melina, qui ne disait mot – elle avait les yeux exorbités et un long nez mais elle était bien coiffée et, avec ses boucles d’oreilles et sa vieille robe noire de veuve, on aurait dit une grande dame. À minuit, le maître de maison remplit de mousseux d’abord le verre de sa mère, et aussitôt après celui de la mère de Pasquale. On trinqua à toutes les choses merveilleuses que cette nouvelle année allait nous apporter et puis on commença à se diriger vers le toit ; les vieux et les enfants mirent manteaux et écharpes parce qu’il faisait très froid. Je m’aperçus que le seul qui s’attardait à l’intérieur, peu enthousiaste, c’était Alfonso. Pour être polie je l’appelai mais il ne m’entendit pas ou fit semblant de ne pas m’entendre. Je montai en courant. Je me retrouvai avec un ciel incroyable au-dessus de ma tête, plein d’étoiles et de ténèbres, et glacial.

Les garçons étaient en pull-over, Pasquale et Enzo étaient même en manches de chemise. Lila, Ada, Carmela et moi portions de petites robes légères que nous mettions pour aller danser et nous tremblions de froid et d’excitation. On entendait déjà le sifflement des premières fusées, elles sillonnaient le ciel et explosaient en faisant des fleurs de toutes les couleurs. Il y avait déjà le bruit sourd des vieux objets que l’on jetait par la fenêtre, les cris et les éclats de rire. C’était le chahut dans tout le quartier, on lançait des pétards partout. J’allumai les chandelles et les roues lumineuses des enfants, j’aimais voir dans leurs yeux la stupeur apeurée que j’avais éprouvée quand j’étais petite. Lila convainquit Melina d’allumer avec elle la mèche d’un feu de Bengale et la coulée de feu jaillit dans un crépitement coloré. Toutes deux poussèrent des cris de joie et finirent dans les bras l’une de l’autre.

Rino, Stefano, Pasquale, Enzo et Antonio transportèrent des caisses, des boîtes et des cartons d’explosifs, fiers de toutes les munitions qu’ils avaient réussi à accumuler. Alfonso participa aussi mais mollement et il répondit aux pressions de son frère avec des gestes d’agacement. En revanche, j’eus l’impression qu’il était intimidé par Rino : celui-ci avait l’air complètement survolté et il le poussait méchamment, lui arrachant des objets des mains et le traitant comme un petit garçon. Tant et si bien qu’à la fin, au lieu de s’énerver, Alfonso se mit en retrait et se mêla de moins en moins aux autres. Pendant ce temps les allumettes se mirent à flamber et les plus grands s’allumèrent mutuellement les cigarettes en mettant leurs mains en coupe, bavardant avec sérieux et cordialité. Si une guerre civile éclate, me dis-je, comme celle entre Romulus et Remus, Marius et Sylla ou César et Pompée, ils auront exactement les mêmes visages, les mêmes regards et les mêmes attitudes.

À l’exception d’Alfonso, tous les garçons remplirent leurs chemises de pétards et de bombes et installèrent des rangées de fusées dans des bouteilles vides en enfilade. Rino, hurlant et s’agitant toujours davantage, confia à Lila, Ada, Carmela et moi la mission d’approvisionner constamment tout le monde en munitions. Puis tous les hommes, des plus jeunes aux moins jeunes – par exemple mes frères Peppe et Gianni, mais aussi mon père ou le cordonnier, qui était le plus âgé –, commencèrent à circuler dans l’obscurité et le froid pour allumer les mèches et lancer les feux au-dessus du parapet ou vers le ciel, dans un climat de fête, d’excitation croissante et de hurlements du genre « T’as vu ces couleurs ? Mamma mia, quel tir ! Allez, allez ! » à peine gâchés par les gémissements à la fois terrorisés et langoureux de Melina et par Rino qui arrachait les pétards des mains de mes frères pour s’en servir lui-même, criant qu’ils les gaspillaient parce qu’ils les lançaient sans attendre que la mèche prenne vraiment feu.

La furie scintillante de la ville s’atténua lentement et puis s’éteignit, laissant émerger le bruit des voitures et des klaxons. De larges zones de ciel noir réapparurent. Le balcon des Solara, malgré la fumée et entre les éclairs de lumière, devint plus visible.

Ils n’étaient pas loin, on les voyait. Le père, les fils, la famille, les amis : comme nous ils étaient saisis d’une envie de chaos. Tout le monde savait, dans le quartier, que ce qu’on avait vu jusqu’à présent n’était rien et que les Solara ne se déchaîneraient vraiment que lorsque les pouilleux en auraient fini avec leurs misérables divertissements, leurs crépitements miteux et leurs gouttelettes d’argent et d’or : alors ils deviendraient les maîtres absolus de la fête.

Et c’est ce qui se passa. Le feu provenant de leur balcon s’intensifia brusquement, le ciel et la rue recommencèrent à exploser. À chaque lancer, en particulier s’il était accompagné d’un bruit de fin du monde, des obscénités tonitruantes éclataient sur leur balcon. Mais, surprise, voilà que Stefano, Pasquale, Antonio et Rino se mirent à riposter par d’autres lancers et par des obscénités équivalentes. À chaque fusée des Solara ils répondaient par une fusée, à chaque pétard par un pétard ; d’admirables corolles s’étalaient dans le ciel, au-dessous la rue prenait feu et tremblait, et à un moment donné Rino se retrouva debout sur le parapet à brailler des insultes et à lancer des bombes très puissantes, tandis que sa mère hurlait de terreur et criait : « Descends, tu vas tomber ! »