Выбрать главу

Je continuai ainsi jour après jour, occupée à prouver encore et toujours ma constance et mon application à tout le monde – professeurs, camarades et moi-même. Mais en même temps un sentiment de solitude croissait en moi, et je sentais que j’apprenais sans énergie. Je tentai alors de parler à Lila des regrets de M. Ferraro et lui conseillai de retourner à la bibliothèque. J’évoquai mon devoir sur Didon et comme il avait été bien reçu, sans lui dire ce que j’avais écrit mais en lui laissant entendre que je lui devais aussi mon succès. Elle m’écouta distraitement, peut-être ne se rappelait-elle même plus ce que nous avions raconté sur ce personnage : elle avait d’autres problèmes. Dès que je la laissai parler elle m’expliqua que Marcello Solara ne s’était pas résigné comme Pasquale et qu’il continuait à la suivre. Quand elle sortait faire les courses il lui emboîtait le pas sans la déranger jusqu’au magasin de Stefano ou la charrette d’Enzo, juste pour la regarder. Quand elle se mettait à la fenêtre elle le voyait immobile au coin de la rue en train d’attendre qu’elle apparaisse. Cette constance la rendait anxieuse. Elle craignait que son père, et surtout Rino, ne s’en rendent compte. Elle était effrayée à l’idée que cela déclenche une de ces histoires d’hommes dans lesquelles on se bagarre un jour sur deux – il y en avait tant, dans le quartier ! « Mais qu’est-ce que j’ai donc ? » me disait-elle. Elle se voyait maigre et laide : pourquoi Marcello était-il obsédé par elle ? « J’ai quelque chose qui ne va pas ? s’exclamait-elle. Je fais faire des bêtises aux gens. »

Désormais elle répétait souvent cette idée-là. Sa conviction d’avoir fait plus de mal que de bien à son frère s’était renforcée. « Il suffit de le regarder », soupirait-elle. Évanoui le projet de l’usine Cerullo, Rino restait obnubilé par son idée fixe de devenir aussi riche que les Solara et que Stefano, et même plus, et il ne parvenait pas à se résigner au quotidien de son travail à la boutique. Il lui disait, essayant de raviver leur ancien enthousiasme : « Nous, nous sommes intelligents, Lina, ensemble personne ne peut nous arrêter ! Dis-moi ce qu’on doit faire. » Lui aussi voulait s’acheter une voiture, un téléviseur, et il haïssait Fernando qui ne comprenait pas l’importance de ces objets. Mais surtout, quand Lila faisait montre de ne plus vouloir le soutenir, il la traitait encore pire qu’une servante. Peut-être ne se rendait-il même pas compte d’avoir terriblement changé mais elle, qui l’avait sous les yeux tous les jours, elle était vraiment alarmée. Elle me dit un jour :

« Tu sais, quand les gens se réveillent, ils sont tout moches, tout difformes et ils ont le regard vide. »

Eh bien, d’après elle Rino était devenu comme ça.

26

Un dimanche soir de la mi-avril, je me rappelle qu’on sortit à cinq : Lila, Carmela, Pasquale, Rino et moi. Nous les filles nous nous habillâmes le mieux possible et, à peine hors de la maison, nous mîmes du rouge à lèvres et un peu de fard à paupières. On prit le métro, qui était bondé ; pendant tout le trajet, Rino et Pasquale se tinrent sur le qui-vive à nos côtés. Ils craignaient que quelqu’un ne nous touche, mais personne ne s’y hasarda, nos accompagnateurs ayant des visages bien trop patibulaires.

On descendit le Toledo à pied. Lila insistait pour passer par la Via Chiaia, la Via Filangieri et puis par la Via dei Mille jusqu’à la Piazza Amedeo, des zones où nous savions qu’il y avait des gens riches et élégants. Rino et Pasquale n’étaient pas d’accord, mais ils ne pouvaient ou ne voulaient nous expliquer pourquoi, et se limitaient à répondre par des grommellements en dialecte et des insultes adressées à des personnes indéterminées qu’ils appelaient des tapettes. Nous insistâmes toutes les trois de concert. À ce moment, on entendit de grands coups de klaxon. On se retourna, c’était la Millecento des Solara. On ne remarqua même pas les deux frères tant on fut frappé par les deux filles qui agitaient le bras par la vitre : c’étaient Gigliola et Ada. Elles avaient l’air tellement belles ! Elles avaient de beaux vêtements, de belles coiffures, de belles boucles d’oreilles brillantes et nous saluaient joyeusement de la main et de la voix. Rino et Pasquale détournèrent les yeux, Carmela et moi fûmes trop surprises pour répondre quoi que ce soit. Seule Lila cria quelque chose avec enthousiasme et leur dit bonjour avec de grands signes, tandis que leur voiture disparaissait en direction de la Piazza Plebiscito.

Pendant un moment tout le monde se tut, puis Rino dit sombrement à Pasquale qu’on avait toujours su que Gigliola était une traînée, ce à quoi Pasquale acquiesça gravement. Aucun des deux ne fit allusion à Ada : Antonio était leur ami et ils ne voulaient pas l’offenser. Mais c’est Carmela qui se mit à dire beaucoup de mal d’Ada. Moi je me sentis surtout pleine d’amertume. Ce qui était passé devant nos yeux en un éclair, ces quatre jeunes gens en voiture, c’était l’image même de la puissance, et eux savaient comment sortir du quartier pour faire la fête. Pas comme nous, qui avions tout faux : à pied, mal habillés et fauchés. J’eus envie de rentrer tout de suite à la maison. Lila au contraire, comme si cette rencontre n’avait jamais eu lieu, réagit en insistant à nouveau pour aller se promener là où il y avait des gens élégants. Elle s’accrocha au bras de Pasquale, cria, rit et se mit à faire ce qu’elle pensait être la parodie des gens riches, à savoir remuer du popotin en distribuant larges sourires et saluts nonchalants. Après un moment d’hésitation nous nous mîmes à l’unisson, amères à l’idée de Gigliola et Ada qui prenaient du bon temps en Millecento avec les magnifiques Solara, alors que nous nous étions à pied en compagnie de Rino qui ressemelait des chaussures et de Pasquale qui était maçon.

Notre insatisfaction, qui évidemment était inexprimée, dut parvenir par quelque voie secrète aux deux jeunes hommes : ils se regardèrent, soupirèrent et cédèrent. D’accord, firent-ils, et on prit par la Via Chiaia.

Ce fut comme franchir une frontière. Je me souviens d’une foule dense de promeneurs et d’une différence qui était humiliante. Je ne regardais pas les garçons mais les filles et les femmes : elles étaient totalement différentes de nous. Elles avaient l’air d’avoir respiré un autre air, d’avoir mangé des aliments différents, de s’être habillées sur une autre planète et d’avoir appris à marcher sur des souffles de vent. J’étais bouche bée. En plus, moi je me serais bien arrêtée pour contempler à mon aise leurs habits, leurs chaussures et le genre de lunettes qu’elles portaient quand elles en avaient, mais ces femmes-là passaient sans avoir l’air de me voir. Elles ne voyaient aucun de nous cinq. Nous étions invisibles. Ou sans intérêt. Pis, si par hasard leur regard tombait sur nous, elles se tournaient immédiatement dans une autre direction, comme irritées. Elles ne se regardaient qu’entre elles.

Nous nous en rendîmes tous compte. Personne ne parla mais nous comprîmes que Rino et Pasquale, plus âgés, trouvaient simplement dans ces rues la confirmation de quelque chose qu’ils savaient déjà, ce qui les mettait de mauvaise humeur et les rendait agressifs, énervés par la certitude de ne pas être à leur place ; mais nous les filles nous le découvrions seulement maintenant, et avec des sentiments ambivalents. Nous nous sentîmes à la fois mal à l’aise et enchantées, moches mais aussi enclines à nous imaginer comment nous deviendrions si nous avions les moyens de nous rééduquer, nous habiller, nous maquiller et nous pomponner comme il fallait. Et puis, pour ne pas gâcher notre soirée, nous réagissions en ricanant et ironisant :

« Toi tu mettrais une robe comme ça ?

— Même pas si on me payait.

— Eh bien moi si !