— Bravo, comme ça tu aurais l’air d’un gros sac, comme celle-ci !
— Et t’as vu les chaussures ?
— Pétard ! C’est des godasses, ces machins-là ? »
On avança jusqu’à hauteur du Palazzo Cellammare, riant et plaisantant. Pasquale évitait par tous les moyens de se mettre près de Lila et, quand elle l’avait pris par le bras, il s’était aussitôt dégagé avec gentillesse (certes il lui adressait souvent la parole et éprouvait un plaisir évident à entendre sa voix et à la regarder, mais on voyait que le moindre contact le bouleversait et aurait peut-être même pu le faire pleurer), il marchait à mes côtés et me demanda, sarcastique :
« Elles sont comme ça, les filles de ton école ?
— Non.
— Alors ça doit pas être une bonne école.
— C’est un lycée, expliquai-je, vexée.
— Mais il n’est pas bon, insista-t-il, ça se voit : si y a pas de gens comme ça, alors il craint. C’est pas vrai, Lila, qu’il craint ?
— Il craint ? » reprit Lila, et elle indiqua une fille blonde qui venait dans notre direction accompagnée d’un grand jeune homme brun vêtu d’un pull tout blanc avec un col en V. « Si y en a pas une comme ça, alors ton école elle est vraiment nulle ! » Et elle éclata de rire.
La jeune fille était tout en vert : chaussures vertes, jupe verte, veste verte, et sur la tête – c’était surtout ça qui faisait rire Lila – un chapeau melon comme celui de Charlot, vert lui aussi.
Son hilarité nous gagna tous. Quand le couple passa près de nous Rino fit un commentaire vraiment vulgaire sur ce que la demoiselle en vert pouvait bien faire avec son chapeau melon, et cela fit tellement rire Pasquale qu’il dut faire une pause, appuyant son bras contre un mur. La jeune fille et son compagnon firent quelques pas avant de s’arrêter. Le garçon au pull-over blanc se retourna et la jeune fille le retint aussitôt par le bras. Il se dégagea, fit demi-tour et s’adressa directement à Rino avec une flopée de phrases insultantes. Tout se passa très vite. Rino l’abattit d’un coup de poing en plein visage en criant :
« Tu m’as traité de quoi ? J’ai pas compris, répète un peu, tu m’as traité de quoi ? Pascà, t’as entendu de quoi y m’a traité ? »
Nous les filles nous passâmes brusquement du rire à la frayeur. Lila fut la première à s’élancer sur son frère avant qu’il ne se mette à rouer de coups de pied le jeune à terre, et elle l’entraîna ailleurs. Elle avait une expression incrédule, comme si mille fragments de notre vie, de l’enfance à notre quatorzième année, s’étaient enfin mis en place pour composer une image claire, mais que celle-ci lui paraissait en ce moment totalement invraisemblable.
Nous poussâmes Rino et Pasquale plus loin pendant que la jeune fille au chapeau melon aidait son fiancé à se relever. L’incrédulité de Lila se transformait en fureur désespérée. Tout en l’entraînant elle se mit à couvrir son frère d’insultes très vulgaires et le menaça en le tirant par le bras. Rino se protégea d’une main, un rictus nerveux sur le visage, et s’adressa en même temps à Pasquale :
« Ma sœur croit qu’on est là pour jouer, Pascà, dit-il en dialecte et avec des yeux de fou, ma sœur s’imagine que si je dis qu’il vaut mieux pas aller quelque part, elle comme d’hab’ elle peut faire celle qui sait toujours tout, celle qui comprend toujours tout, et y aller quand même ! » Courte pause pour reprendre son souffle et il ajouta : « T’as entendu que c’connard y m’a traité d’plouc ? Plouc, moi ? Moi ? » Avant de continuer, emporté par l’émotion : « Ma sœur m’emmène ici et qu’est-c’qu’elle voit ? Que j’me fais traiter d’plouc ? Elle va voir c’qui leur arrive, à ceux qui m’traitent de plouc ! »
« Calme-toi, Rino », lui enjoignit sombrement Pasquale, qui regardait de temps en temps derrière lui, alarmé.
Rino continua à s’agiter, mais en sourdine. Lila en revanche se calma. On s’arrêta sur la Piazza dei Martiri. Pasquale dit presque froidement, en s’adressant à Carmela :
« Maintenant vous rentrez à la maison.
— Toutes seules ?
— Oui.
— Nan.
— Carmè, j’ai pas envie de discuter : vous rentrez.
— On connaît pas le chemin.
— Raconte pas de bobards.
— Vas-y, dit Rino à Lila en essayant de se maîtriser, prends un peu de sous, comme ça vous vous achèterez une glace en passant.
— On est partis ensemble alors on rentre ensemble. »
Rino perdit à nouveau patience et la poussa :
« Mais c’est pas fini ? Le grand frère c’est moi et tu fais c’que j’te dis. Magne-toi, allez, sinon dans une seconde j’te décolle la tronche. »
Je me rendis compte qu’il allait le faire pour de vrai, alors je tirai Lila par le bras. Elle aussi comprit ce qu’elle risquait :
« Je vais le dire à papa.
— Qu’est-ce que ça peut foutre ! Vas-y, dégage, tu mérites même pas une glace. »
Hésitantes nous nous éloignâmes en prenant par la Via Santa Caterina. Mais peu après Lila changea d’avis, s’arrêta et dit qu’elle retournait auprès de son frère. Nous essayâmes de la convaincre de rester avec nous, mais elle ne voulait rien savoir. Alors même que nous étions en train de discuter nous vîmes arriver une bande de garçons, ils étaient peut-être cinq ou six et ils ressemblaient aux canotiers que nous avions quelquefois admirés sous le Castel dell’Ovo en nous promenant le dimanche. Ils étaient tous grands, bien bâtis et bien habillés. Certains avaient un bâton, d’autres pas. Ils passèrent près de l’église d’un bon pas et se dirigèrent vers la place. Parmi eux il y avait le jeune que Rino avait frappé au visage, son pull en V était taché de sang.
Lila se libéra de mon emprise et partit en courant, suivie de Carmela et moi. Nous arrivâmes à temps pour voir Rino et Pasquale côte à côte qui reculaient vers le monument au centre de la place, et la bande de garçons bien habillés qui leur couraient après et les frappaient avec leurs bâtons. On cria à l’aide, on se mit à pleurer et à arrêter des passants, mais les bâtons faisaient peur et personne ne réagissait. Lila attrapa un des agresseurs par le bras et fut jetée à terre. Je vis Pasquale à genoux roué de coups de pied, et Rino qui se protégeait des coups de bâtons avec son bras. Puis une voiture s’arrêta : c’était la Millecento des Solara.
Marcello en descendit aussitôt, commença par aider Lila à se relever et puis, encouragé par la jeune fille qui hurlait de rage et appelait son frère, il se jeta dans la mêlée, distribuant et recevant des gnons. C’est alors seulement que Michele sortit de la voiture : il alla tranquillement ouvrir le coffre, prit quelque chose qui avait l’air d’un morceau de fer brillant, et là il se lança dans la mêlée, frappant avec une férocité froide que j’espère ne jamais revoir de ma vie. Rino et Pasquale se relevèrent furieux et se mirent à taper, serrer, déchirer : ils m’avaient l’air de deux inconnus tant ils étaient transformés par la haine. Les jeunes bien habillés durent battre en retraite. Michele s’approcha de Pasquale qui saignait du nez ; mais Pasquale le repoussa avec brusquerie, puis il passa la manche de sa chemise blanche sur son visage et la regarda, elle était toute rouge. Marcello ramassa un trousseau de clefs par terre et le donna à Rino qui remercia, mal à l’aise. Les gens qui au début s’étaient éloignés se rapprochaient maintenant, intrigués. Moi j’étais paralysée par la peur.
« Ramenez les filles », dit Rino aux deux Solara – et il avait le ton reconnaissant de celui qui sait qu’il demande une chose inéluctable.
Marcello nous obligea à monter en voiture en commençant par Lila, celle qui faisait le plus de résistance. On se casa toutes sur le siège arrière, l’une sur les genoux de l’autre, et on partit. Je me retournai pour regarder Pasquale et Rino qui s’éloignaient vers la Riviera, Pasquale en boitant. J’eus l’impression que notre quartier s’était élargi et avait englobé tout Naples, même les rues des gens respectables. Dans la voiture il y eut tout de suite des tensions. Gigliola et Ada étaient très fâchées et râlèrent d’être aussi mal installées. « Mais c’est pas possible ! » s’exclamaient-elles. « Vous avez qu’à descendre et rentrer à pied ! » cria Lila, et elles étaient sur le point de se taper dessus. Marcello amusé freina. Gigliola descendit et, de sa démarche lente de princesse, alla s’asseoir devant, sur les genoux de Michele. On fit tout le trajet ainsi, avec Gigliola et Michele qui n’arrêtaient pas de s’embrasser sous nos yeux. Je la regardais et, tout en donnant des baisers passionnés, elle me regardait aussi. Je détournais aussitôt les yeux.