Lila ne dit plus rien jusqu’à notre retour au quartier. Marcello lança quelques mots en la cherchant du regard dans le rétroviseur, mais elle ne lui répondit jamais. Nous leur demandâmes de nous déposer loin de chez nous pour éviter d’être vues dans la voiture des Solara. Puis nous fîmes le reste du chemin à pied, nous les cinq filles. À part Lila, qui semblait dévorée par la rage et l’inquiétude, nous étions toutes très admiratives devant le comportement des deux frères. Bravo, disions-nous, ils ont été réglo. Gigliola répétait sans cesse « Bien sûr ! », « Qu’est-ce que vous croyez ? », « Évidemment ! », comme si, travaillant dans leur pâtisserie, elle était bien placée pour savoir que les Solara étaient des gens de qualité. À un moment donné elle me demanda, avec l’air de se payer ma tête :
« Alors c’est comment, l’école ?
— Super.
— Mais tu ne t’amuses pas comme moi !
— C’est un autre genre d’amusement. »
Quand Carmela, Ada et elle nous quittèrent pour retourner dans leurs immeubles, je dis à Lila :
« C’est sûr, les bourgeois ils sont pires que nous. »
Elle ne répondit rien. J’ajoutai, circonspecte :
« Les Solara sont peut-être des gens de merde, mais heureusement qu’ils étaient là : les mecs de la Via dei Mille pouvaient les tuer, Rino et Pasquale. »
Elle secoua vigoureusement la tête. Elle était plus pâle qu’à l’ordinaire et avait de profonds cernes violets sous les yeux. Elle n’était pas d’accord mais ne me dit pas pourquoi.
27
Je passai avec des neuf partout et j’allais même recevoir quelque chose qui s’appelait une bourse d’études. Sur les quarante élèves du début il en restait trente-deux. Gino fut recalé et Alfonso dut passer le rattrapage en septembre dans trois matières. Poussée par mon père j’allai chez Mme Oliviero – ma mère n’était pas d’accord car elle n’aimait pas qu’Oliviero mette le nez dans ses affaires de famille et s’arroge le droit de prendre des décisions sur ses enfants à sa place – en lui amenant comme d’habitude deux paquets, un de sucre et un de café, achetés au bar Solara, afin de la remercier de son intérêt pour moi.
Elle n’allait pas bien, elle avait quelque chose à la gorge qui lui faisait mal, mais elle me félicita chaleureusement, me complimenta pour mes efforts et, me trouvant un peu pâle, ajouta qu’elle avait l’intention de téléphoner à l’une de ses cousines qui habitait Ischia pour voir si elle pouvait m’héberger quelque temps. Je la remerciai et ne dis rien de cette éventualité à ma mère. Je savais déjà qu’elle ne voudrait jamais m’y envoyer. Moi à Ischia ? Moi seule sur le bateau pour faire un voyage en mer ? Et moi seule sur la plage, en train de me baigner en maillot de bain ?
Je n’en parlai même pas à Lila. En quelques mois sa vie avait même perdu l’aura d’aventure que lui avait donnée la fabrique de chaussures, et je n’avais envie de me vanter ni de l’école, ni de la bourse d’études, ni de possibles vacances à Ischia. En apparence sa situation semblait s’être améliorée : Marcello Solara avait cessé de la suivre partout. Mais après les violences de la Via dei Martiri, il s’était passé quelque chose de tout à fait inattendu qui la laissait perplexe. Marcello s’était présenté à la boutique pour s’informer de la santé de Rino, faisant ainsi à Fernando un honneur qui l’avait fortement agité. À part que Rino s’était bien gardé de raconter à son père ce qui s’était passé (pour justifier les bleus qu’il avait sur le visage et le corps il avait raconté qu’il avait fait une chute avec la Lambretta d’un ami) : du coup, craignant que Marcello ne dise un mot de trop, il l’avait tout de suite entraîné dans la rue. Ils avaient fait quelques pas ensemble. À contrecœur Rino avait remercié Marcello d’être intervenu et aussi d’être gentiment venu voir comment il allait. Deux minutes et puis ils s’étaient dit au revoir. De retour dans l’arrière-boutique son père avait commenté :
« Tu fais enfin quelque chose de bien.
— Quoi ?
— Être ami avec Marcello Solara.
— On n’est pas du tout amis, papa.
— Alors décidément, crétin tu es et crétin tu restes. »
Fernando voulait dire que quelque chose était en train de changer et que son fils aurait bien fait d’encourager ce changement, quel que soit le nom qu’on veuille lui donner. Et il avait raison. Marcello était revenu deux jours plus tard avec les chaussures de son grand-père à ressemeler ; puis il avait invité Rino à faire un tour en voiture ; ensuite il avait voulu lui apprendre à conduire ; enfin il l’avait poussé à faire les démarches pour obtenir le permis, prenant la responsabilité de le laisser s’entraîner au volant de sa Millecento. Ce n’était peut-être pas de l’amitié, mais clairement les Solara avaient Rino à la bonne.
Lila était tenue à l’écart de cette fréquentation qui se déroulait entièrement autour de la cordonnerie, où elle ne mettait plus les pieds, mais quand elle en entendait parler elle éprouvait, contrairement à son père, une inquiétude croissante. Au début elle s’était souvenue de la bataille des feux d’artifice et avait pensé : Rino déteste trop les Solara pour se laisser embobiner, c’est impossible. Puis elle avait dû constater que les attentions de Marcello séduisaient son grand frère encore plus que ses parents. Désormais elle savait bien que Rino était fragile, mais elle s’énervait tout de même quand elle voyait comment les Solara réussissaient à accaparer son esprit, faisant de lui une espèce de petit singe tout content.
« Qu’est-ce qu’il y a de mal ? objectai-je un jour.
— Ils sont dangereux.
— Mais ici tout est dangereux.
— Tu as vu ce que Michele a pris dans sa voiture, Piazza dei Martiri ?
— Non.
— Une barre de fer.
— Les autres avaient bien des bâtons.
— Tu n’y es pas, Lenù : la barre avait une pointe au bout, s’il avait voulu il aurait pu leur transpercer la poitrine, à ces mecs, ou l’estomac.
— Ben, t’as bien menacé Marcello avec un tranchet ! »
Cela l’agaça et elle dit que je ne comprenais pas. Et c’était sans doute vrai. Il s’agissait de son frère et pas du mien ; moi j’aimais raisonner alors qu’elle avait d’autres priorités, elle voulait sortir Rino de cette relation. Mais à peine adressait-elle quelques allusions critiques à Rino qu’il la faisait taire, la menaçait et parfois la battait. Bref, bon gré mal gré les choses évoluèrent, tant et si bien qu’un soir de la fin juin – j’étais chez Lila, je l’aidais à plier des draps ou bien à faire autre chose, je ne sais plus – la porte de leur logement s’ouvrit et Rino entra, suivi de Marcello.
Il avait invité Solara à dîner. Sur le coup cela embêta Fernando qui rentrait tout juste de la boutique, épuisé, mais ensuite il se sentit honoré et se comporta avec cordialité. Ne parlons pas de Nunzia : toute fébrile, elle remercia pour les trois bonnes bouteilles de vin que Marcello avait apportées et entraîna les autres enfants à la cuisine pour qu’ils ne dérangent pas.