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Moi-même il fallut que je m’occupe de préparer le dîner avec Lila.

« Je vais lui mettre du poison pour cafards ! » disait Lila furieuse, devant les fourneaux : on riait mais Nunzia nous faisait taire.

« Il est venu t’épouser, la provoquais-je, il va demander ta main à ton père.

— Il se fait des illusions.

— Et pourquoi ? demandait Nunzia anxieuse. S’il veut de toi, tu lui dis non ?

— M’man, je lui ai déjà dit non.

— C’est pas vrai !

— Si.

— Elle dit la vérité ?

— Oui, confirmai-je.

— Ton père ne doit jamais le savoir, sinon il te tue ! »

Pendant le dîner Marcello fut le seul à parler. À l’évidence il s’était invité et Rino, qui n’avait pas su lui dire non, demeura silencieux pendant tout le repas, à part quelques rires sans motif. Solara parla en s’adressant surtout à Fernando, mais sans jamais oublier de verser de l’eau ou du vin à Nunzia, Lila et moi. Il dit au maître de maison qu’il était estimé dans tout le quartier pour ses talents de cordonnier. Il raconta que son propre père était toujours plein d’éloges pour la grande habileté de Fernando. Il ajouta que Rino avait pour ses compétences une admiration sans bornes.

Fernando en fut tout ému – c’était aussi un peu le vin. Il bredouilla quelque chose en l’honneur de Silvio Solara et finit même par dire que Rino était un grand travailleur et qu’il devenait très bon. Alors Marcello se mit à vanter les nécessités du progrès. Il raconta que son grand-père avait commencé dans un sous-sol, puis son père avait agrandi le magasin, et aujourd’hui le bar-pâtisserie Solara était ce qu’il était, tout le monde le connaissait et les gens venaient de tout Naples pour y prendre un café et déguster un gâteau.

« Quelle exagération ! » s’exclama Lila, et son père la fusilla du regard.

Mais Marcello lui sourit humblement et admit :

« D’accord, peut-être que j’exagère un peu, mais c’est juste pour dire que l’argent doit circuler. On commence dans une cave et, génération après génération, on peut aller très loin. »

Il se mit alors à vanter l’idée de fabriquer des chaussures neuves, mettant surtout Rino visiblement mal à l’aise. Et à partir de là il commença à fixer Lila comme si, quand il exaltait l’énergie des nouvelles générations, c’était surtout elle qu’il exaltait. Il disait : si on en a vraiment envie, si on est bon, si on sait inventer des choses intéressantes et qui plaisent, alors pourquoi ne pas se lancer ? Il s’exprima dans un dialecte beau et captivant et ne cessa jamais de regarder mon amie. Je sentais, je voyais qu’il en était amoureux comme dans les chansons, il aurait voulu l’embrasser et respirer l’air qu’elle respirait, et elle aurait pu faire de lui tout ce qu’elle voulait. À ses yeux elle incarnait toutes les qualités féminines possibles et imaginables.

« Je sais, conclut Marcello, que vos enfants ont fabriqué une très belle paire de chaussures, du 43, exactement ma pointure. »

Un long silence s’installa. Rino fixait son assiette sans oser lever les yeux vers son père. On n’entendait que le remue-ménage du chardonneret près de la fenêtre. Fernando dit lentement :

« Oui, c’est bien du 43.

— J’aimerais beaucoup les voir, si cela ne vous ennuie pas. »

Fernando grommela :

« Je ne sais pas où elles sont. Nunzia, tu as une idée ?

— C’est elle qui les a », intervint Rino en faisant allusion à sa sœur.

Lila regarda Solara droit dans les yeux et dit :

« Oui, je les avais et elles étaient dans le cagibi. Mais avant-hier maman m’a dit de faire le ménage et je les ai jetées. De toute façon elles ne plaisaient à personne. »

Rino s’énerva et s’exclama :

« Tu mens, va tout de suite chercher les chaussures ! »

Fernando renchérit, nerveux :

« Allez, va les chercher, ces chaussures. »

Lila explosa et lança à son père :

« Comment ça se fait que tu veux les voir, maintenant ? Je les ai jetées parce que tu as dit que tu ne les aimais pas ! »

Fernando frappa sur la table avec sa main ouverte et le vin en trembla dans les verres :

« Lève-toi et va chercher ces chaussures, tout de suite. »

Lila écarta sa chaise et se leva :

« Je les ai jetées », répéta-t-elle faiblement avant de quitter la pièce.

Elle ne revint plus.

Le temps passa en silence. Le premier à s’alarmer fut justement Marcello. Il dit avec une réelle anxiété :

« J’ai dû me tromper, je n’avais pas compris qu’il y avait des problèmes.

— Il n’y a pas de problèmes, rétorqua Fernando avant de souffler à sa femme : va voir ce que fabrique ta fille. »

Nunzia quitta la pièce. Quand elle revint elle était extrêmement gênée : Lila avait disparu. On la chercha dans toute la maison, elle n’était pas là. On l’appela par la fenêtre : rien. Marcello, navré, prit congé. Dès qu’il fut parti Fernando hurla, s’adressant à sa femme :

« Cette fois j’te jure par tous les saints que j’la tue, ta fille ! »

Rino s’unit aux menaces de son père et Nunzia se mit à pleurer. Je m’en allai presque sur la pointe des pieds, effrayée. Mais j’avais à peine fermé la porte et étais encore sur le palier quand Lila m’appela. Elle était au dernier étage, où je la rejoignis sur la pointe des pieds. Elle était recroquevillée près de la porte menant sur le toit, dans la pénombre. Elle serrait les chaussures contre sa poitrine, je les vis pour la première fois avec toutes les finitions. Elles brillaient dans la faible lueur d’une ampoule qui pendait d’un fil électrique.

« Qu’est-ce que ça te coûtait, de les lui montrer ? » demandai-je perplexe.

Elle secoua vigoureusement la tête :

« Je veux même pas qu’il les touche ! »

Mais elle semblait elle-même dépassée par la violence de sa réaction. Sa lèvre inférieure tremblait, ce qui ne lui arrivait jamais.

Je la convainquis tout doucement de rentrer, elle ne pouvait rester tapie là-haut éternellement. Je l’accompagnai chez elle dans l’espoir que ma présence la protégerait. Mais il y eut quand même des hurlements, des insultes et quelques gifles. Fernando cria que, pour un simple caprice, elle lui avait fait perdre la face devant un invité de marque. Rino lui arracha les chaussures des mains en disant qu’elles étaient à lui, c’était lui qui avait travaillé dur. Elle se mit à pleurer en murmurant : « Moi aussi j’y ai travaillé, mais j’aurais mieux fait de ne jamais commencer : tu es devenu fou, une vraie bête. » Nunzia vint mettre fin à ce supplice. Elle devint toute grise et, avec une voix qui n’était pas celle de d’habitude, ordonna à ses enfants et même à son mari – elle qui était toujours si soumise – d’arrêter immédiatement, de lui donner les chaussures et de ne pas ajouter un mot s’ils ne voulaient pas qu’elle se jette par la fenêtre. Rino lui remit aussitôt les chaussures et cette fois les choses en restèrent là. Moi je m’éclipsai.

28

Mais Rino ne capitula pas, et les jours suivants il continua à agresser sa sœur avec des mots et des gifles. Chaque fois que je rencontrais Lila elle avait un nouveau bleu. Après quelque temps je sentis qu’elle se résignait. Un matin il l’obligea à sortir avec lui et à l’accompagner jusqu’à la cordonnerie. En chemin tous deux cherchèrent un moyen, par des avancées très prudentes, de mettre fin à cette guerre. Rino lui dit qu’il l’aimait beaucoup mais qu’elle ne voulait le bien de personne, ni celui de ses parents ni celui de ses frères et sœurs. Lila marmonna : « Mais c’est quoi, ton bien ? Et le bien de notre famille ? Dis-moi un peu… » Il lui révéla petit à petit l’idée qu’il avait derrière la tête :

« Si Marcello aime nos chaussures, papa changera d’avis.