Je piquai un fard et susurrai bêtement :
« Merci.
— J’imaginais qu’on se fiancerait et qu’on serait pour toujours ensemble tous les trois : toi, ton amie et moi.
— Tous les trois ? »
Il sourit de l’enfant qu’il était :
« Je ne comprenais rien à ces histoires de fiançailles. »
Puis il me demanda des nouvelles de Lila.
« Elle a continué ses études ?
— Non.
— Et qu’est-ce qu’elle fait ?
— Elle aide ses parents.
— Elle était tellement douée, je n’arrivais pas à la suivre, elle me brouillait la tête ! »
Il employa exactement cette expression – elle me brouillait la tête – et si au début j’avais été un peu vexée parce que, de fait, il venait de me révéler que sa déclaration d’amour n’avait été qu’une tentative de s’introduire dans ma relation avec Lila, cette fois je souffris véritablement et en ressentis une douleur au milieu de la poitrine :
« Elle n’est plus comme ça, dis-je, elle a changé. »
Et je fus tentée d’ajouter : « Tu as entendu ce que les profs disent de moi, au lycée ? » Heureusement je réussis à me retenir. Toutefois, après cette conversation je cessai d’écrire à Lila : j’avais du mal à lui raconter ce qui m’arrivait, et puis de toute façon elle ne me répondait pas. Je consacrai en revanche tous mes soins à Nino. Je savais qu’il se réveillait tard et inventais des excuses en tout genre pour ne pas prendre le petit déjeuner avec les autres. Je l’attendais, descendais avec lui à la plage, préparais ses affaires, les lui portais, et nous nous baignions ensemble. Mais quand il allait au large je ne me sentais pas capable de le suivre, alors je retournais sur ma serviette et surveillais avec appréhension le sillage qu’il laissait derrière lui et le petit point noir de sa tête. Je devenais tout anxieuse quand je le perdais de vue et heureuse quand je le voyais revenir. Bref je l’aimais, j’en étais consciente et j’étais heureuse de l’aimer.
Mais sur ces entrefaites l’Assomption se rapprochait. Un soir je lui dis que je n’avais pas envie d’aller au port et préférais me promener aux Maronti, c’était la pleine lune. J’espérai qu’il viendrait avec moi, renonçant à accompagner sa sœur qui insistait pour aller au port – à présent elle y avait un genre de petit copain avec lequel, me racontait-elle, elle échangeait baisers et câlins, trompant ainsi son autre copain, celui de Naples. Mais il partit avec Marisa. Moi, pour une question de principe, je pris la route pierreuse qui conduisait à la plage. Le sable était froid, noir-gris à la lumière de la lune, et la mer respirait à peine. Il n’y avait pas âme qui vive et je me mis à pleurer de solitude. Mais qu’est-ce que j’étais, et qui j’étais ? Je me sentais de nouveau belle, je n’avais plus de boutons, le soleil et la mer m’avaient rendue svelte, et pourtant la personne qui me plaisait et à laquelle je voulais plaire ne manifestait aucun intérêt pour moi. Quels signes pouvais-je donc porter ? Et quel était mon destin ? Je pensai au quartier comme à un gouffre d’où il était illusoire d’essayer de sortir. Puis j’entendis le sable crisser, me retournai et vis l’ombre de Nino. Il s’assit près de moi. Il devait aller chercher sa sœur dans une heure. Je sentis qu’il était nerveux, il tapait le sable avec le talon de sa jambe gauche. Il ne parla pas de livres mais se mit soudain à évoquer son père :
« J’emploierai toute ma vie, me dit-il comme s’il s’agissait d’une mission, à m’efforcer de ne pas lui ressembler.
— Il est sympathique.
— C’est ce que tout le monde dit.
— Et alors ? »
Il fit une grimace sarcastique qui, pendant quelques secondes, l’enlaidit.
« Comment va Melina ? »
Je le regardai stupéfaite. J’avais été très attentive à ne jamais mentionner Melina pendant ces journées d’intenses conversations, et voilà que c’était lui qui en parlait.
« Comme ci, comme ça.
— Il a été son amant. Il le savait très bien qu’elle était fragile mais ça ne l’a pas empêché de la conquérir, par pure vanité. Par vanité il ferait du mal à n’importe qui et sans jamais se sentir coupable. Comme il est convaincu de rendre tout le monde heureux, il croit que tout lui sera pardonné. Il va à la messe tous les dimanches. Il nous traite bien, nous ses enfants. Il est plein d’attentions envers ma mère. Mais il la trompe sans arrêt. Ce n’est qu’un hypocrite, il me dégoûte. »
Je ne sus que répondre. Dans le quartier il pouvait se passer des choses terribles, pères et fils en venaient souvent aux mains, comme Rino et Fernando. Mais la violence de ces quelques phrases construites avec soin me fit mal. Nino haïssait son père de toutes ses forces, voilà pourquoi il me parlait autant des Karamazov. Mais ce n’était pas l’essentiel. Ce qui me troubla profondément ce fut que Donato Sarratore, pour ce que j’avais pu voir de mes propres yeux et entendre de mes propres oreilles, n’avait rien d’aussi repoussant, c’était le père que toutes les filles et tous les garçons auraient voulu avoir, et d’ailleurs Marisa l’adorait. De plus, si son péché était sa capacité d’aimer, je ne voyais là rien de particulièrement mauvais – même ma mère disait de mon père avec colère qu’il en faisait de toutes les couleurs. Par conséquent ces propos cinglants et ce ton tranchant me parurent terribles. Je murmurai :
« Melina et lui ont été emportés par la passion, comme Didon et Énée. Ça fait mal, mais c’est aussi très émouvant.
— Il a juré fidélité à ma mère devant Dieu ! s’exclama-t-il soudain en haussant la voix. Il ne respecte ni elle ni Dieu ! » Et d’un bond il fut sur ses pieds, tout agité, ses yeux brillants étaient splendides. « Même toi tu ne me comprends pas », dit-il en s’éloignant à grandes enjambées.
Je le rejoignis, mon cœur battait fort :
« Si, je te comprends », murmurai-je en lui prenant délicatement le bras.
Nous ne nous étions jamais même effleurés, ce contact me brûla les doigts et je lâchai aussitôt son bras. Il se pencha et m’embrassa sur les lèvres – un baiser tout léger.
« Je pars demain, dit-il.
— Mais le 13 c’est après-demain ! »
Il ne répondit rien. Nous remontâmes à Barano en parlant de livres avant d’aller chercher Marisa au port. Je sentais sa bouche sur la mienne.
33
Je pleurai toute la nuit dans la cuisine silencieuse. Je m’endormis à l’aube. Nella vint me réveiller et elle me gronda, me disant que Nino avait voulu prendre son petit déjeuner en terrasse pour ne pas me déranger. Il était parti.
Je m’habillai en hâte, elle comprit que j’étais malheureuse : « Vas-y, m’accorda-t-elle enfin, tu as peut-être encore le temps. » Je courus au port en espérant arriver avant le départ du ferry, mais le bateau était déjà au large.
Je passai de tristes journées. En faisant les chambres je trouvai un marque-page en carton bleu qui appartenait à Nino et le cachai dans mes affaires. Le soir dans la cuisine, dans mon lit, je le reniflais, l’embrassais, le léchais avec la pointe de ma langue, et je pleurais. Ma passion désespérée m’émouvait moi-même, et mes pleurs se nourrissaient d’eux-mêmes.
Puis Donato Sarratore arriva et ses quinze jours de vacances débutèrent. Il regretta que son fils soit déjà parti mais fut satisfait qu’il ait rejoint ses camarades près d’Avellino pour étudier. « C’est un garçon très sérieux, me dit-il, comme toi. Je suis fier de lui, comme j’imagine que ton père est fier de toi. »
La présence de cet homme rassurant m’apaisa. Il voulut connaître les nouveaux amis de Marisa et les invita un soir pour faire un grand feu sur la plage. Il s’activa lui-même pour rassembler tout le bois qu’il put trouver et resta avec nous les jeunes jusque tard. Le garçon avec qui Marisa était plus ou moins fiancée grattouillait la guitare et Donato chanta, il avait une très belle voix. La nuit était déjà avancée quand lui-même se mit à jouer, il se débrouillait bien et esquissa des airs de danse. Certains se mirent à danser, à l’exemple de Marisa.