En somme, bien que je me fusse privée de la mer, du soleil et du plaisir d’être avec Ciro, Pino, Clelia, Lidia, Marisa et Sarratore, je ne parvins pas à lui répondre. Heureusement Nella, au bout d’un moment, vint me tenir compagnie sur la terrasse en m’apportant un sirop d’orgeat. Et heureusement, quand les Sarratore revinrent de la plage, ils regrettèrent que je sois restée à la maison et recommencèrent à me faire fête. Lidia voulut préparer elle-même un gâteau plein de crème pâtissière. Nella ouvrit une bouteille de vermouth, Donato entonna des chansons napolitaines et Marisa m’offrit un hippocampe en étoupe qu’elle s’était acheté au port la veille au soir.
Je m’apaisai, sans toutefois parvenir à chasser de mon esprit le fait que Lila avait tous ces problèmes alors que moi j’étais si bien et que tout le monde m’aimait. Je déclarai d’un ton un peu dramatique que j’avais reçu la lettre d’une amie et que, celle-ci ayant besoin de moi, je songeais à rentrer plus tôt que prévu. « Après-demain au plus tard », annonçai-je sans trop y croire moi-même. En réalité je parlai seulement pour entendre Nella dire sa tristesse, Marisa se désespérer, Lidia expliquer que Ciro en souffrirait beaucoup et Sarratore s’exclamer, navré : « Mais comment on va faire sans toi ? » Tout cela m’émut et rendit ma fête encore plus agréable.
Puis Pino et Ciro commencèrent à somnoler, alors Lidia et Donato allèrent les mettre au lit. Marisa m’aida à faire la vaisselle et Nella me proposa, si je voulais me reposer un peu plus, de se lever pour préparer le petit déjeuner. Je protestai : ça c’était mon travail. L’un après l’autre, tous se retirèrent, et je demeurai seule. J’installai mon petit lit dans le coin habituel et examinai les lieux pour vérifier qu’il n’y avait ni cafards ni moustiques. Mes yeux tombèrent sur les casseroles en cuivre.
Comme l’écriture de Lila était évocatrice ! Je regardai ces casseroles avec une inquiétude croissante. Je me souvins qu’elle avait toujours aimé leur éclat, et quand elle les lavait mettait beaucoup de soin à les lustrer. Ce n’est pas par hasard si c’était sur l’une d’entre elles que, quatre ans auparavant, elle avait placé le jet de sang qui avait jailli du cou de Don Achille, quand il avait été poignardé. Et c’était encore là qu’aujourd’hui elle concentrait la sensation d’être menacée et l’angoisse devant le choix difficile qui se présentait à elle, en faisant exploser une casserole en guise de signal, comme si sa forme avait brusquement décidé de céder. Étais-je capable d’imaginer ce genre de choses sans elle ? Pouvais-je donner vie à chaque objet et le laisser se tordre à l’unisson avec ma vie ? J’éteignis la lumière. Je me déshabillai et me couchai avec la lettre de Lila et le marque-page bleu de Nino, qui étaient pour moi en ce moment mes biens les plus précieux.
La lumière blanche de la lune semblait pleuvoir par la large fenêtre. J’embrassai le marque-page comme je le faisais tous les soirs et essayai de relire la lettre de mon amie à cette faible lueur. Les casseroles brillaient, la table grinçait, le plafond pesait lourdement sur la maison que l’air nocturne et la mer étouffaient. Je recommençai à me sentir humiliée par les talents d’écriture de Lila, par ce qu’elle savait inventer et pas moi, et mes yeux se voilèrent. Bien sûr j’étais heureuse qu’elle soit si douée, même sans l’école et sans les livres de la bibliothèque, mais ce bonheur me rendait malheureuse et coupable de l’être.
Puis j’entendis des pas. Je vis l’ombre de Sarratore entrer dans la cuisine, pieds nus, avec son pyjama bleu. Je tirai le drap sur moi. Il alla au robinet, prit un verre d’eau et le but. Il resta debout quelques secondes devant l’évier, posa le verre et se dirigea vers mon lit. Il s’accroupit près de moi, ses genoux touchaient le bord de mon drap.
« Je sais que tu es réveillée, fit-il.
— Oui.
— Ne pense plus à ton amie, reste !
— Elle ne va pas bien, elle a besoin de moi.
— Mais c’est moi qui ai besoin de toi », dit-il, et il se pencha pour m’embrasser sur la bouche, pas avec la légèreté de son fils mais en entrouvrant mes lèvres avec sa langue.
Je restai immobile.
Continuant à m’embrasser avec soin, avec passion, il écarta un peu le drap pour chercher mes seins avec sa main et il les caressa sous ma chemise de nuit. Puis il s’arrêta et descendit entre mes jambes, appuyant fort deux doigts contre ma culotte. Je ne dis ni ne fis rien, j’étais tétanisée par son comportement, par l’horreur que je ressentais et par le plaisir que j’éprouvais pourtant. Ses moustaches piquetaient ma lèvre supérieure et sa langue était rugueuse. Il s’écarta lentement de ma bouche et éloigna sa main.
« Demain soir toi et moi on se fera une belle balade sur la plage, dit-il d’une voix rauque. Je t’aime beaucoup et je sais que toi aussi, tu m’aimes beaucoup. C’est pas vrai ? »
Je ne répondis rien. Il effleura de nouveau mes lèvres avec les siennes, me murmura « Bonne nuit », se leva et sortit de la cuisine. Je ne bougeai toujours pas, je ne sais combien de temps je restai ainsi. J’essayais d’éloigner la sensation de sa langue, de ses caresses et de la pression de sa main, mais sans y parvenir. Nino avait-il voulu me prévenir, savait-il ce qui allait se passer ? J’éprouvai une haine irrépressible envers Donato Sarratore et du dégoût pour moi-même, pour le plaisir qui m’était resté dans le corps. Cela peut paraître invraisemblable aujourd’hui, mais d’aussi loin que je me souvienne avant ce soir-là je ne m’étais jamais donné du plaisir, je ne savais pas ce que c’était, et le sentir en moi me surprit. Je ne sais combien d’heures je demeurai dans la même position. Puis, aux premières lueurs, je me secouai, rassemblai toutes mes affaires, défis mon lit, écrivis deux lignes de remerciement à Nella et partis.
Il n’y avait pratiquement pas un son sur l’île, la mer était immobile, seules les odeurs étaient intenses. Utilisant l’argent que ma mère m’avait laissé plus d’un mois auparavant je pris le premier ferry en partance. Dès que le bateau appareilla et que l’île, avec ses couleurs tendres du petit matin, fut suffisamment éloignée, je me dis que j’avais enfin une histoire à raconter à Lila sans qu’elle puisse rétorquer par quelque chose d’aussi mémorable. Mais je compris aussitôt que mon dégoût pour Sarratore et la répugnance que j’avais de moi-même m’empêcheraient d’ouvrir la bouche. Et en effet, c’est la première fois que je cherche les mots pour décrire la fin inattendue de mes vacances.
36
Je retrouvai Naples plongée dans une chaleur écrasante et nauséabonde. Ma mère, sans dire un mot sur ma nouvelle apparence – sans acné et noircie par le soleil –, me gronda parce que j’étais rentrée plus tôt que prévu :
« Mais qu’est-ce que tu as fabriqué ? s’exclama-t-elle. Tu as fait des bêtises ? L’amie de la maîtresse t’a chassée ? »
Cela se passa différemment avec mon père, qui eut les yeux humides et me couvrit de compliments, parmi lesquels ressortait surtout celui-ci, répété cent fois : « Mon Dieu, qu’est-ce qu’elle est belle ma fille ! » Quant à mes frères et sœur, ils dirent avec un certain mépris : « Tu ressembles à une négresse. »
Je me regardai dans la glace et fus moi-même stupéfaite : le soleil m’avait rendue d’un blond resplendissant mais mon visage, mes bras et mes jambes semblaient peints en or noir. Tant que j’étais restée immergée dans les couleurs d’Ischia, toujours entourée de visages bronzés, ma transformation m’avait paru adaptée à l’environnement ; maintenant, une fois retrouvée l’ambiance du quartier, où tous les visages et toutes les rues étaient restés maladifs et blafards, elle me parut exagérée, presque anormale. Les gens, les immeubles et le boulevard poussiéreux plein de circulation me firent l’impression d’une photo mal imprimée, comme dans les journaux.