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Dès que je pus je courus chercher Lila. Je l’appelai depuis la cour, elle passa la tête et se précipita dehors. Elle m’enlaça, m’embrassa et me couvrit de compliments comme elle ne l’avait jamais fait, au point que je fus bouleversée par tant d’affection aussi explicite. Elle était toujours la même et pourtant, en un peu plus d’un mois, elle avait encore changé. Elle avait l’air non plus d’une jeune fille mais d’une femme, une femme d’au moins dix-huit ans, ce qui alors me semblait un âge avancé. Ses vieilles robes semblaient trop courtes et trop serrées, comme si elle avait grandi dedans en l’espace de quelques minutes, et elles lui comprimaient le corps plus que de raison. Elle était encore plus grande, avait les épaules droites et était toute sinueuse. Son visage très pâle sur son cou fin me sembla d’une beauté rare et délicate.

Je sentis qu’elle était nerveuse, dans la rue elle regarda autour d’elle, derrière son dos, mais elle ne me donna pas d’explications. Elle dit simplement « Viens avec moi » et voulut que je l’accompagne à l’épicerie de Stefano. Elle ajouta en me prenant le bras : « C’est quelque chose que je ne peux faire qu’avec toi, heureusement que tu es rentrée : je pensais devoir attendre jusqu’en septembre. »

Nous n’avions jamais fait le chemin jusqu’au jardin public aussi serrées l’une contre l’autre, aussi unies et aussi heureuses de nous retrouver. Elle me raconta que la situation empirait de jour en jour. La veille au soir, Marcello était arrivé avec des pâtisseries et du mousseux et lui avait offert un anneau incrusté de brillants. Elle l’avait accepté et mis au doigt pour éviter les problèmes en présence de ses parents, mais peu avant qu’il ne s’en aille, sur le pas de la porte, elle le lui avait rendu sans y aller par quatre chemins. Marcello avait protesté, l’avait menacée comme il le faisait désormais de plus en plus souvent, et puis avait éclaté en sanglots. Fernando et Nunzia s’étaient tout de suite aperçus que quelque chose n’allait pas. Sa mère avait pris Marcello en affection, elle aimait les bonnes choses qu’il apportait tous les soirs chez eux et était fière d’être propriétaire d’un téléviseur ; Fernando sentait que ses tribulations touchaient à leur fin parce que, grâce à sa parenté prochaine avec les Solara, il pouvait regarder l’avenir sans anxiété. Ainsi, dès que Marcello fut parti, tous deux l’avaient harcelée plus que de coutume pour savoir ce qui se passait. Du coup, après tout ce temps et pour la première fois Rino l’avait défendue, il avait crié que si sa sœur ne voulait pas d’un abruti comme Marcello l’éconduire était son droit sacro-saint et s’ils continuaient à vouloir la lui donner en mariage alors il allait tout faire flamber : la maison, la cordonnerie, lui-même et toute la famille. Père et fils en étaient venus aux mains, Nunzia s’était mise entre les deux et ils avaient réveillé le voisinage. Ce n’était pas tout : Rino s’était jeté sur son lit très agité, avait brusquement sombré dans le sommeil et une heure après avait eu un nouvel épisode de somnambulisme. Ils l’avaient trouvé dans la cuisine en train de craquer une allumette après l’autre, qu’il passait devant la poignée du gaz comme pour vérifier s’il y avait une fuite. Nunzia terrifiée avait réveillé Lila en lui disant : « Rino veut vraiment tous nous faire brûler vifs ! » Lila avait couru voir et avait rassuré sa mère : Rino dormait et dans son sommeil il s’inquiétait véritablement pour les fuites de gaz, contrairement à ce qu’il faisait éveillé. Elle l’avait raccompagné et l’avait aidé à se recoucher.

« Je n’en peux plus, conclut-elle, tu n’as pas idée de ce que je traverse, il faut que je sorte de cette situation. »

Elle se serra contre moi comme si je pouvais la recharger en énergie.

« Toi tu vas bien, dit-elle, et tout te réussit : il faut que tu m’aides. »

Je lui répondis qu’elle pouvait compter sur moi pour tout et elle eut l’air soulagé, elle me serra le bras et chuchota :

« Regarde ! »

Je vis de loin une sorte de tache rouge qui lançait des feux.

« Qu’est-ce que c’est ?

— Tu ne vois pas ? »

Non, je ne voyais pas bien.

« C’est la nouvelle voiture que Stefano s’est achetée. »

La voiture était garée devant l’épicerie qui avait été agrandie avec maintenant deux entrées et était bondée. Les clientes, en attendant d’être servies, jetaient des regards admiratifs vers ce symbole d’opulence et de prestige : dans le quartier on n’avait jamais vu une automobile de ce genre, toute de verre et de métal, avec le toit qui s’ouvrait. Une voiture de grands seigneurs, rien à voir avec la Millecento des Solara.

J’en fis le tour pendant que Lila restait à l’ombre et surveillait la route, comme si elle s’attendait d’un moment à l’autre à quelque agression. Stefano apparut sur le seuil de l’épicerie avec son tablier tout sale ; sa grosse tête et son front haut lui donnaient un air un peu disproportionné mais pas désagréable. Il traversa la rue et me salua cordialement en s’exclamant :

« Tu as l’air en forme ! On dirait une actrice ! »

Lui aussi se portait bien : comme moi il avait pris le soleil et nous étions peut-être les seuls dans tout le quartier à avoir un air aussi sain. Je lui dis :

« Tu es tout bronzé !

— J’ai pris une semaine de vacances.

— Où ça ?

— À Ischia.

— Moi aussi j’étais à Ischia.

— Je sais, Lina me l’a dit : je t’ai cherchée mais je ne t’ai pas vue. »

J’indiquai la voiture :

« Elle est belle ! »

Stefano mit sur son visage une expression modeste de consentement. Faisant allusion à Lila, il dit avec un regard amusé :

« Je l’ai achetée pour ton amie mais elle ne veut pas me croire. » Je regardai Lila qui restait à l’ombre, sérieuse et avec une expression tendue. Stefano s’adressa à elle, vaguement ironique : « Maintenant que Lenuccia est rentrée, qu’est-ce que tu fais ? »

Lila répondit comme si cela lui déplaisait :

« On y va. Mais on est d’accord : tu l’as invitée elle, pas moi, et je n’ai fait que vous accompagner. »

Il sourit et rentra dans le magasin.

« Qu’est-ce qui se passe ? » lui demandai-je déboussolée.

« Je ne sais pas », répondit-elle, et elle voulait dire qu’elle ne savait pas exactement dans quoi elle était en train de se fourrer. Elle avait son air de quand elle devait faire un calcul difficile, mais sans son expression effrontée de toujours : elle était visiblement inquiète, comme si elle tentait une expérience dont l’issue était incertaine. « Tout a commencé, me raconta-t-elle, avec l’arrivée de cette voiture. » Stefano, au début comme si c’était une plaisanterie et puis de plus en plus sérieusement, avait juré qu’il avait acheté cette voiture pour elle, pour le plaisir d’ouvrir au moins une fois la portière pour elle et de la faire monter à l’intérieur. « Cette voiture est faite pour toi, rien que pour toi ! » lui avait-il déclaré. Et depuis qu’on la lui avait livrée, fin juillet, il n’avait cessé de lui demander – mais pas en la harcelant, non, gentiment – d’abord de faire un tour avec Alfonso et lui, puis avec Pinuccia et lui, et enfin même avec sa mère et lui. Mais elle avait toujours refusé. Finalement elle lui avait promis : « Je viendrai quand Lenuccia rentrera d’Ischia. » Et maintenant on en était là, et ce qui devait arriver arriverait.

« Mais il est au courant, pour Marcello ?

— Bien sûr qu’il est au courant.

— Et alors ?

— Alors il insiste.

— Lila, j’ai peur.

— Tu te rappelles toutes les choses qu’on a faites et qui nous faisaient peur ? Je t’ai attendue exprès. »