Stefano revint sans son tablier : cheveux bruns, visage bronzé, yeux noirs brillants, chemise blanche et pantalon sombre. Il ouvrit la voiture, s’assit au volant et souleva la capote. Je m’apprêtai à me glisser sur l’exigu siège arrière mais Lila m’arrêta et c’est elle qui s’y installa. Mal à l’aise je pris place à côté de Stefano, qui partit aussitôt en se dirigeant vers les nouveaux immeubles.
La chaleur se dispersa avec le vent. Je me sentis bien, à la fois enivrée par la vitesse et par les certitudes tranquilles que dégageait le corps de Carracci. J’eus l’impression que Lila m’avait tout expliqué sans rien m’expliquer. D’accord il y avait cette voiture de sport flambant neuve qui avait été achetée rien que pour l’emmener faire la virée qui commençait tout juste. D’accord il y avait ce jeune homme qui, tout en étant au courant pour Marcello Solara, violait toutes les règles de la virilité sans aucune anxiété apparente. D’accord il y avait moi, entraînée à la hâte dans cette affaire pour dissimuler par ma présence des paroles secrètes entre eux, peut-être même une amitié. Mais quel genre d’amitié ? À l’évidence il se passait quelque chose d’important avec cette promenade en voiture, et pourtant Lila n’avait pas pu ou pas voulu me fournir les éléments nécessaires pour que je comprenne. Qu’avait-elle en tête ? Elle ne pouvait pas ne pas savoir qu’elle était en train de provoquer un tremblement de terre bien pire que lorsqu’elle lançait des bouts de papier imbibés d’encre. Et pourtant il était probablement vrai qu’elle ne visait rien de précis. Elle était comme ça, elle rompait les équilibres seulement pour voir de quelle autre manière elle pouvait les recomposer. Si bien que nous nous retrouvions là à rouler à vive allure, cheveux au vent, Stefano qui conduisait avec une aisance satisfaite et moi qui étais assise à son côté comme si j’étais sa petite amie. Je pensai à la manière dont il m’avait regardée, quand il m’avait dit que j’avais l’air d’une actrice. Je pensai à la possibilité de lui plaire plus que mon amie ne lui plaisait en ce moment. Je pensai avec horreur à la possibilité que Marcello Solara lui tire dessus. Sa jolie personne aux gestes assurés perdrait sa consistance, comme le cuivre de la casserole dont Lila m’avait parlé dans sa lettre.
Le tour par les nouveaux immeubles permit d’éviter de passer devant le bar Solara.
« Moi je m’en fiche que Marcello nous voie, dit Stefano sans emphase, mais si pour toi c’est important, alors d’accord. »
On emprunta le tunnel pour filer vers la Marina. C’était la route que nous avions faite ensemble Lila et moi des années auparavant, quand nous avions été surprises par la pluie. Je fis allusion à cet épisode, elle sourit et Stefano voulut que nous le lui racontions. Nous lui racontâmes toute l’histoire, on s’amusa bien et sur ces entrefaites on arriva aux Granili.
« Qu’est-ce que vous en pensez ? Elle est rapide, non ?
— Très rapide », répondis-je enthousiaste.
Lila ne fit aucun commentaire. Elle regardait autour d’elle, touchant parfois mon épaule pour m’indiquer des maisons ou la pauvreté loqueteuse des rues, comme si elle y voyait la confirmation de quelque chose et que j’aurais dû le comprendre au vol. Puis, sérieuse et sans préambule, elle demanda à Stefano :
« Alors toi tu es vraiment différent ? »
Il la chercha dans le rétroviseur :
« Différent de qui ?
— Tu le sais bien. »
Il ne répondit pas tout de suite. Puis il dit en dialecte :
« Tu veux que je te dise la vérité ?
— Oui.
— C’est mon intention, mais je ne sais pas comment ça finira. »
À ce moment-là j’eus la confirmation que Lila avait dû me taire de nombreux épisodes. Ce ton allusif prouvait qu’il y avait une entente entre eux et qu’ils avaient déjà eu des occasions de se parler et pas pour plaisanter, mais sérieusement. Qu’est-ce que j’avais raté pendant que j’étais à Ischia ? Je me retournai pour la regarder, elle tardait à répliquer et je me dis que la réponse vague de Stefano devait la rendre nerveuse. Je la vis inondée de soleil, les yeux mi-clos, le chemisier gonflé par sa poitrine et par le vent.
« Ici la misère est pire que chez nous », fit-elle. Et puis elle ajouta, sans transition et en riant : « Ne t’imagine pas que j’ai oublié que tu voulais me percer la langue ! »
Stefano fit oui de la tête.
« C’était une autre époque, dit-il.
— Quand on est lâche on le reste ! Tu étais deux fois plus gros que moi. »
Il eut un petit sourire gêné et sans répondre accéléra en direction du port. La promenade dura presque une demi-heure et on rentra par le Rettifilo et le Corso Garibaldi.
« Ton frère ne va pas bien », dit Stefano alors que nous étions déjà revenus aux abords du quartier. Il la chercha encore dans le rétroviseur et demanda : « Ce sont celles que vous avez fabriquées, les chaussures exposées en vitrine ?
— Comment tu es courant, pour les chaussures ?
— Rino ne parle que de ça.
— Et alors ?
— Elles sont très belles. »
Les yeux de Lila devinrent tout petits, elle les plissa presque jusqu’à les fermer :
« Achète-les, lança-t-elle avec son ton provocateur.
— Vous les vendez combien ?
— Parle à mon père. »
Stefano fit un demi-tour déterminé qui m’envoya battre contre la portière et on prit la route de la cordonnerie.
« Qu’est-ce que tu fais ? demanda Lila, à présent alarmée.
— Tu m’as dit de les acheter, alors je vais les acheter. »
37
Il gara la voiture devant la cordonnerie, vint m’ouvrir la portière et me tendit la main pour m’aider à descendre. Il ne s’occupa pas de Lila, elle se débrouilla seule et resta derrière nous. Lui et moi nous arrêtâmes devant la vitrine, sous les yeux de Rino et Fernando qui, de l’intérieur du magasin, nous regardaient avec une curiosité perplexe.
Quand Lila nous rejoignit Stefano ouvrit la porte du magasin, me laissa passer devant lui et entra sans céder le passage à Lila. Il fut extrêmement cordial avec le père et le fils et demanda à voir les chaussures. Rino se précipita pour les lui amener, Stefano les examina et fut admiratif :
« Elles sont à la fois légères et résistantes, et elles ont vraiment une belle ligne. » Et il me demanda : « Qu’est-ce que tu en penses, Lenù ? »
Très gênée je répondis :
« Elles sont magnifiques. »
Il s’adressa à Fernando :
« Votre fille m’a dit que vous y aviez beaucoup travaillé tous les trois et que vous projetiez d’en fabriquer d’autres, y compris pour femme.
— Oui, fit Rino ébahi en regardant sa sœur.
— Oui, fit Fernando prudemment, mais pas tout de suite. »
Rino dit à sa sœur, légèrement tendu parce qu’il craignait un refus :
« Va chercher les dessins. »
Lila, continuant à l’étonner, n’opposa pas de résistance. Elle se rendit dans l’arrière-boutique et revint en tendant les feuillets à son frère, qui les passa à Stefano. Il y avait tous les modèles qu’elle avait imaginés près de deux ans auparavant.
Stefano me montra le dessin d’une paire de chaussures pour femme avec un talon très haut :
« Tu les achèterais, celles-là ?
— Oh oui ! »
Il recommença à examiner les dessins. Puis il s’assit sur un tabouret et enleva sa chaussure droite.
« C’est quelle pointure ?
— Du 43, mais ça pourrait être un 44 », mentit Rino.
Lila, nous surprenant à nouveau, s’agenouilla devant Stefano et, munie d’un chausse-pied, aida le jeune homme à glisser le pied dans la chaussure neuve. Puis elle lui ôta son autre chaussure et refit la même opération.
Stefano, qui jusqu’à cet instant avait joué le rôle de l’homme pratique et efficace, en fut visiblement troublé. Il attendit que Lila se relève et demeura encore assis quelques secondes comme pour reprendre son souffle. Puis il se mit debout et fit quelques pas.