« Elles me serrent », dit-il.
Rino s’assombrit, déçu.
« On peut te les mettre dans la machine pour les élargir », intervint Fernando, mais d’un ton peu convaincu.
Stefano me regarda et demanda :
« Comment elles me vont ?
— Bien, dis-je.
— Alors je les prends. »
Fernando demeura impassible, le visage de Rino s’éclaircit :
« Tu sais Stef’, ces chaussures c’est un modèle exclusif Cerullo, elles coûtent cher. »
Stefano sourit et prit un ton affectueux :
« Et si c’était pas un modèle exclusif Cerullo, tu crois que je les achèterais ? Elles peuvent être prêtes quand ? »
Rino, radieux, regarda son père.
« On doit les laisser dans la machine au moins trois jours », expliqua Fernando, mais à l’évidence il aurait aussi bien pu répondre dix jours, vingt jours ou un mois, tant il avait envie de prendre son temps devant cette nouveauté surprenante.
« Très bien : réfléchissez à un prix d’ami et je reviens les chercher dans trois ou quatre jours. »
Il replia les feuillets avec les dessins et les mit dans sa poche sous nos yeux perplexes. Puis il serra la main de Fernando et de Rino et se dirigea vers la porte.
« Les dessins ! lança froidement Lila.
— Je peux te les rapporter dans trois jours ? » demanda Stefano cordialement, et sans attendre la réponse il ouvrit la porte. Il me laissa passer et sortit après moi.
J’étais déjà installée en voiture à côté de lui quand Lila nous rejoignit. Elle était en colère :
« Tu prends mon père pour un imbécile, mon frère aussi ?
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Si tu crois que tu peux faire le mariole avec ma famille et moi, tu te trompes.
— Tu me vexes : je ne suis pas Marcello Solara, moi.
— Et tu es qui, alors ?
— Un commerçant : les chaussures que tu as dessinées, c’est du jamais-vu. Et je ne parle pas seulement de celles que j’ai achetées, mais aussi de toutes les autres.
— Et donc ?
— Donc laisse-moi réfléchir et on se voit dans trois jours. »
Lila le fixa comme si elle voulait lire dans ses pensées et elle ne s’éloignait pas de la voiture. Pour finir elle lança une phrase que moi je n’aurais jamais eu le courage de prononcer :
« Écoute, Marcello a déjà essayé de m’acheter par tous les moyens, mais moi personne ne m’achète. »
Stefano la regarda droit dans les yeux pendant une longue seconde :
« Et moi je ne dépense pas une lire si je ne crois pas qu’elle va m’en rapporter cent. »
Il mit le moteur en marche et on partit. Maintenant j’en étais sûre : la virée en voiture avait été le résultat d’une espèce d’accord auquel ils étaient parvenus après bien des rencontres et des discussions. Je dis faiblement, en italien :
« S’il te plaît, Stefano, tu me laisses au coin de la rue ? Si ma mère me voit en voiture avec toi elle me colle une gifle. »
38
La vie de Lila changea de manière décisive pendant ce mois de septembre. Ce ne fut pas facile, mais elle changea. Quant à moi, j’étais rentrée d’Ischia amoureuse de Nino, marquée par les lèvres et les mains de son père, et certaine que j’allais pleurer nuit et jour à cause de ce mélange de bonheur et d’horreur que je sentais en moi. Mais en fait je n’eus même pas à trouver une forme pour mes émotions car tout reprit sa place en quelques heures. Je mis de côté la voix de Nino et les désagréables moustaches de son père. L’île s’estompa et se perdit dans quelque recoin secret de mon cerveau. Je fis place à ce qui arrivait à Lila.
Pendant les trois jours qui suivirent cette stupéfiante promenade en voiture décapotable, sous le prétexte d’aller faire les courses Lila se rendit souvent dans l’épicerie de Stefano, mais en me demandant toujours de l’accompagner. Je le fis le cœur battant, effrayée par la possible irruption de Marcello, mais aussi heureuse de mon rôle de confidente prodigue de conseils, de complice dans l’invention de nouvelles trames, et d’objet apparent des attentions de Stefano. Nous n’étions que des gamines, même si nous nous imaginions perfides et sans scrupules. Nous brodions à partir des faits – Marcello, Stefano, les chaussures – avec notre passion habituelle et nous nous sentions toujours capables de tout faire coller. « Je lui dirai ça », imaginait-elle, et je lui suggérais une petite variante : « Non, dis-lui plutôt ça. » Puis Stefano et elle discutaient intensément dans un coin derrière le comptoir tandis qu’Alfonso échangeait deux mots avec moi, que Pinuccia agacée servait les clientes et que Maria, à la caisse, surveillait avec appréhension son aîné qui, ces derniers temps, se souciait bien peu du travail et alimentait les potins des commères.
Naturellement nous improvisions. Pendant nos allées et venues j’essayai de comprendre ce que Lila avait vraiment en tête, afin de coller à ses objectifs. Au début j’eus l’impression qu’elle souhaitait simplement faire gagner un peu d’argent à son père et à son frère en vendant au prix fort à Stefano l’unique paire de chaussures produite par les Cerullo, mais bientôt il me sembla qu’elle espérait surtout se débarrasser de Marcello en se servant du jeune épicier. Et en effet, je lui posai une fois cette question décisive :
« Entre les deux, lequel te plaît le plus ? »
Elle haussa les épaules :
« Marcello ne m’a jamais plu, il me dégoûte.
— Tu te mettrais avec Stefano rien que pour chasser Marcello de chez toi ? »
Elle y réfléchit un instant et répondit que oui.
À partir de là, le but de toutes nos intrigues fut toujours le même : empêcher par tous les moyens l’intrusion de Marcello dans sa vie. Le reste vint s’agréger presque par hasard et nous nous contentions de donner à l’ensemble un rythme et parfois une véritable orchestration. Ou du moins, c’est ce que nous croyions. En réalité, celui qui agit fut toujours et uniquement Stefano.
Ponctuel, il se présenta au magasin trois jours plus tard et acheta les chaussures, même si elles le serraient. Les deux Cerullo, après bien des hésitations, lui demandèrent vingt-cinq mille lires, tout en étant prêts à descendre jusqu’à dix mille. Stefano ne broncha pas et en ajouta vingt mille en échange des dessins de Lila qui, dit-il, lui plaisaient, et qu’il voulait faire encadrer.
« Encadrer ? demanda Rino.
— Oui.
— Comme le tableau d’un peintre ?
— Oui.
— Et tu l’as dit à ma sœur, que tu achetais aussi ses dessins ?
— Oui. »
Stefano ne s’arrêta pas là. Quelques jours plus tard, il fit à nouveau irruption dans la cordonnerie et annonça au père et au fils qu’il avait pris en location le local adjacent à leur magasin. « Pour le moment il est là, dit-il, mais si un jour vous décidez de vous agrandir alors rappelez-vous que je suis à votre disposition. »
Chez les Cerullo on débattit longuement, à voix basse, pour savoir ce que cette phrase pouvait bien signifier. « Nous agrandir ? » Pour finir, comme tout seuls ils n’y arrivaient pas, Lila intervint :
« Il vous propose de transformer la cordonnerie en atelier pour fabriquer les chaussures Cerullo.
— Et l’argent ?
— C’est lui qui le met.
— Il te l’a dit ? s’alarma Fernando incrédule, aussitôt suivi par Nunzia.
— Il vous l’a dit à tous les deux, dit Lila en indiquant son père et son frère.
— Mais il sait que ça coûte cher, les chaussures faites main ?
— Vous le lui avez prouvé.
— Et si elles ne se vendent pas ?
— Vous perdrez la face et lui son argent.