— Et c’est tout ?
— C’est tout. »
Toute la famille vécut des jours de fébrilité. Marcello passa au second plan. Il arrivait le soir à huit heures et demie et le dîner n’était pas encore prêt. Souvent il se retrouva seul devant la télévision avec Melina et Ada pendant que les Cerullo complotaient dans une autre pièce.
Naturellement Rino était le plus enthousiaste : il retrouva énergie, couleur et allégresse, et comme il avait été l’ami intime des Solara il devint l’ami intime de Stefano, Alfonso, Pinuccia et même de Mme Maria. Quand finalement Fernando leva ses dernières objections, Stefano alla au magasin et, au terme d’une brève discussion, on arriva à un accord verbal en vertu duquel il avancerait l’argent de toutes les dépenses tandis que les deux Cerullo lanceraient la production non seulement du modèle que Lila et Rino avaient déjà réalisé mais aussi de tous les autres, restant entendu que les éventuels profits seraient partagés moitié-moitié. Il tira les feuillets d’une poche et les leur montra l’un après l’autre :
« Vous ferez celle-ci, celle-ci et celle-là, dit-il, mais espérons que vous n’y mettrez pas deux ans comme je sais que ça a été le cas pour votre première paire.
— Lina n’est qu’une fille, se justifia Fernando embarrassé, et Rino n’avait pas encore bien appris le métier. »
Stefano secoua la tête gentiment :
« Laissez Lina en dehors de ça. Vous devrez prendre des apprentis.
— Et qui va les payer ? demanda Fernando.
— Toujours moi. Vous en choisirez deux ou trois à votre guise, je vous laisse juge. »
À l’idée d’avoir même des employés, Fernando fut tout exalté et sa langue se délia, décevant visiblement son fils. Il se mit à raconter comment feu son père lui avait appris le métier. Il raconta combien le travail derrière les machines, à Casoria, était dur. Il expliqua que son erreur avait été d’épouser Nunzia, qui était dépourvue de force dans les mains et n’avait aucune envie de se fatiguer, alors que s’il avait épousé Ines, une flamme de jeunesse qui était une grande travailleuse, il aurait eu depuis longtemps une activité bien à lui, mieux que les chaussures Campanile, et aurait peut-être exposé des échantillons à la Mostra d’Oltremare. Il raconta enfin qu’il avait en tête des chaussures superbes, des articles parfaits, et que si Stefano n’était pas si obsédé par les chaussures absurdes de Lina on pourrait commencer à les fabriquer tout de suite – et tu verrais comment elles se vendraient ! Stefano écouta patiemment mais répliqua ensuite que pour le moment, tout ce qui l’intéressait c’était de voir les dessins de Lila réalisés à la perfection. Rino prit alors les feuillets de sa sœur, les examina à fond et lui demanda d’un ton légèrement sarcastique :
« Et quand ils seront encadrés, où tu veux les accrocher ?
— Ici même. »
Rino regarda son père, qui s’était à nouveau assombri et ne dit rien.
« Ma sœur est d’accord pour tout ? » demanda-t-il.
Stefano sourit :
« Et qui aurait envie de faire quelque chose si ta sœur n’était pas d’accord ? »
Il se leva, serra vigoureusement la main de Fernando et se dirigea vers la porte. Rino le raccompagna et soudain, alors que l’épicier partait déjà vers sa décapotable rouge, il lui cria depuis le seuil, ne pouvant plus contenir quelque chose qui le préoccupait :
« Mais la marque des chaussures reste Cerullo ! »
Stefano lui fit un signe de la main sans se retourner :
« Une Cerullo les a inventées, alors elles s’appelleront Cerullo. »
39
Le soir même Rino, avant de partir se promener avec Pasquale et Antonio, s’exclama :
« Marcè, t’as vu la voiture que s’est achetée Stefano ? »
Abruti par la télévision allumée et par la tristesse, Marcello ne répondit même pas.
Alors Rino sortit un peigne de sa poche et se le passa dans les cheveux avant de lancer joyeusement :
« Tu sais qu’il a acheté nos chaussures pour quarante-cinq mille lires ?
— On voit qu’il a de l’argent à perdre », répondit Marcello et Melina éclata de rire, sans qu’on sache si c’était à cause de cette réplique ou pour quelque chose qui passait à la télévision.
Dès lors Rino trouva toujours le moyen, soir après soir, d’énerver Marcello, et l’ambiance devint de plus en plus tendue. En outre, à peine Solara arrivait-il, toujours bien accueilli par Nunzia, que Lila disparaissait, disant qu’elle était fatiguée et allait se coucher. Un soir Marcello, vraiment déprimé, parla à Nunzia :
« Si votre fille va se coucher dès que j’arrive, qu’est-ce que je viens faire ici ? »
Évidemment il espérait qu’elle le réconforterait en lui disant quelque chose qui l’encourage à persévérer dans ses tentatives pour gagner l’amour de la jeune fille. Mais Nunzia ne sut que répondre et alors il marmonna :
« Elle en aime un autre ?
— Mais non !
— Je sais qu’elle va faire les courses chez Stefano.
— Mais fiston, où tu veux qu’elle aille faire les courses ? »
Marcello se tut, les yeux baissés.
« On l’a vue en voiture avec l’épicier.
— Il y avait aussi Lenuccia : Stefano s’intéresse à la fille du portier.
— Je crois pas que Lenuccia soit une bonne fréquentation pour votre fille. Dites-lui d’arrêter de la voir. »
Je n’étais pas une bonne fréquentation ? Lila ne devait plus me voir ? Quand mon amie me rapporta cette requête de Marcello, je passai définitivement du côté de Stefano et me mis à faire l’éloge de ses manières discrètes et de sa calme détermination. « Il est riche », lui dis-je enfin. Mais, au moment même où je prononçais cette phrase, je me rendis compte que la richesse dont nous rêvions enfants était encore en train de se métamorphoser. Les coffres remplis de pièces d’or qu’une procession de serviteurs viendrait déposer dans notre château quand nous aurions publié un livre comme Les Quatre Filles du docteur March – richesse et célébrité – s’étaient définitivement évaporés. Restait peut-être l’idée de l’argent comme ciment capable de consolider notre existence et celle des personnes qui nous étaient chères, nous protégeant de la délimitation. Mais ce qui dominait vraiment à présent c’était le concret, le geste quotidien et la tractation commerciale. Cette richesse de l’adolescence naissait toujours d’une vision féerique issue de notre enfance – les dessins de chaussures jamais vues – mais elle s’était matérialisée sous la forme de l’insatisfaction vindicative de Rino qui voulait dépenser comme un grand seigneur, sous la forme de la télévision, des pâtisseries et de la bague de Marcello qui visait à acheter un sentiment et enfin, étape après étape, sous la forme de ce jeune homme courtois, Stefano, qui vendait de la charcuterie, avait une voiture rouge décapotable, dépensait quarante-cinq mille lires comme si de rien n’était, encadrait des petits dessins, voulait vendre non seulement du fromage mais aussi des chaussures, investissait dans la peausserie et la force de travail, et qui semblait convaincu de pouvoir inaugurer une ère nouvelle de paix et de bien-être pour le quartier : bref, il s’agissait d’une richesse qui se logeait dans les faits de tous les jours, et qui était par conséquent sans splendeur ni gloire.
« Il est riche », entendis-je Lila répéter, et cela nous fit rire. Mais ensuite elle ajouta : « Il est aussi sympathique et gentil », et je me déclarai aussitôt d’accord ; ces dernières qualités ne pouvaient être attribuées à Marcello et c’était là une raison supplémentaire de prendre le parti de Stefano. Toutefois, ces deux adjectifs me troublèrent : je sentis qu’ils donnaient le coup de grâce aux rêves fulgurants de notre enfance. Plus aucun château, plus aucun coffre, crus-je comprendre, ne nous concerneraient Lila et moi – et seulement nous –, et nous ne nous pencherions plus sur un cahier pour écrire une histoire comme Les Quatre Filles du docteur March. En s’incarnant dans Stefano, la richesse prenait les apparences d’un jeune homme au tablier graisseux, elle adoptait ses traits, son odeur et sa voix, elle exprimait la sympathie et la gentillesse, elle devenait cet homme que nous connaissions depuis toujours, le fils aîné de Don Achille.