Je m’agitai et m’exclamai :
« Quand même, il voulait te percer la langue !
— C’était un gamin », répliqua-t-elle d’une voix émue et tout de miel que je n’avais jamais entendue, au point que c’est seulement à ce moment-là que je me rendis compte qu’elle était allée en fait beaucoup plus loin qu’elle ne me l’avait avoué.
Les jours suivants, la situation se clarifia encore davantage. Je remarquai comment elle parlait à Stefano et je vis qu’il était comme façonné par sa voix. Je m’adaptai au pacte qu’ils étaient en train de sceller, je ne voulais pas en être exclue. Et nous complotâmes pendant des heures – nous deux, nous trois – pour faire en sorte que tout change rapidement : les personnes, les sentiments et la manière dont les choses se présentaient. Un ouvrier vint dans le local à côté de la cordonnerie pour abattre le mur mitoyen. Le magasin fut réorganisé. Trois apprentis débarquèrent, des garçons qui venaient de la région, vers Melito, pratiquement muets. Dans un coin on continuait à faire le ressemelage, dans le reste de l’espace Fernando installa des comptoirs, des rayonnages, ses instruments et ses formes en bois correspondant aux différentes pointures, et il commença à réfléchir sur ce qu’il fallait faire, avec une énergie aussi soudaine qu’inattendue chez cet homme très maigre et dévoré depuis toujours par un ressentiment hargneux.
Le jour même où le nouveau travail devait commencer, Stefano fit son apparition. Il portait un paquet fait avec du papier d’emballage. D’un bond tout le monde fut debout, y compris Fernando, comme si Stefano était venu faire une inspection. Il ouvrit le paquet, à l’intérieur il y avait un grand nombre de petits cadres tous de même taille, avec des baguettes marron. C’étaient les feuilles de cahier de Lila, sous verre comme s’il s’agissait de précieuses reliques. Il demanda à Fernando la permission de les accrocher aux murs, Fernando grommela quelque chose et Stefano se fit aider par Rino et les apprentis pour mettre les clous. Seulement une fois les cadres accrochés, Stefano passa quelques lires aux trois employés en leur demandant d’aller prendre un café. Dès qu’il se trouva seul avec le cordonnier et son fils, il leur annonça tranquillement qu’il voulait épouser Lila.
Un silence insupportable s’installa. Rino se contenta d’un sourire entendu. Enfin Fernando dit faiblement :
« Stefano, Lina est fiancée avec Marcello Solara.
— Votre fille n’est pas au courant.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? »
Rino intervint, tout joyeux :
« Il a raison ! Maman et toi vous faites venir ce connard à la maison, mais Lina ne l’a jamais voulu et ne le voudra jamais. »
Fernando lança un regard mauvais à son fils. L’épicier dit gentiment, tout en regardant autour de lui :
« Maintenant nous avons commencé à travailler, alors ne nous énervons pas. Je ne vous demande qu’une chose, Don Fernà : dites à votre fille de se décider. Si elle veut Marcello Solara, je me résigne. Je l’aime tellement que si elle est heureuse avec un autre je me retire, et entre vous et moi rien ne change. Mais si elle me veut, si elle veut m’épouser, alors là rien à faire, vous devez me la donner.
— Tu me menaces, dit Fernando mais mollement, sur le ton de la constatation résignée.
— Non : je vous demande seulement de faire le bien de votre fille.
— Moi je sais ce que c’est, son bien !
— Certes, mais elle le sait encore mieux que vous. »
Alors Stefano se leva, ouvrit la porte et m’appela : j’attendais dehors avec Lila.
« Lenù ! »
Nous entrâmes. Nous aimions nous sentir au cœur de l’action ensemble, toutes les deux, pour la mener à sa fin. Je me rappelle la tension surexcitée de ce moment. Stefano dit à Lila :
« Je te le dis devant ton père : je t’aime, encore plus que ma vie. Veux-tu m’épouser ? »
Lila répondit, sérieuse :
« Oui. »
Fernando eut l’air de suffoquer un peu et puis il murmura, avec le même ton de soumission qu’il utilisait autrefois avec Don Achille :
« Nous sommes en train de faire un affront énorme non seulement à Marcello, mais à tous les Solara. Et maintenant qui va lui annoncer, à ce pauvre garçon ? »
Lila répondit :
« Moi. »
40
Et en effet, deux soirs plus tard, avant de se mettre à table et d’allumer la télévision, devant toute la famille à l’exception de Rino qui était en vadrouille, Lila demanda à Marcello :
« Tu m’emmènes prendre une glace ? »
Marcello n’en crut pas ses oreilles :
« Une glace ? Avant le dîner ? Toi et moi ? » Et il demanda aussitôt à Nunzia : « Madame, vous voulez venir avec nous ? »
Nunzia alluma la télévision et dit :
« Non merci, Marcè. Mais ne restez pas longtemps. Rien que dix minutes, le temps de faire l’aller-retour.
— Oui, promit-il tout heureux, merci. »
Il répéta merci au moins quatre fois. Il croyait que le moment tant attendu était enfin arrivé et que Lila allait lui dire oui.
Mais à peine sortis de l’immeuble elle lui fit front et scanda, avec cette méchanceté glaciale qui lui venait si bien depuis les premières années de sa vie :
« Je n’ai jamais dit que je voulais de toi.
— Je sais. Mais maintenant tu veux de moi ?
— Non. »
Marcello, qui était grand et fort, un gros gaillard de vingt-trois ans, sain et sanguin, s’appuya contre un réverbère, le cœur brisé :
« Vraiment pas ?
— Non. J’en aime un autre.
— Qui ?
— Stefano.
— Je le savais, mais j’arrivais pas à y croire.
— Eh bien il faut y croire, c’est comme ça.
— Je vous tuerai tous les deux !
— Avec moi tu peux essayer tout de suite. »
Marcello s’écarta du réverbère, furieux, mais avec une espèce de râle il se mordit le poing droit jusqu’au sang :
« Je t’aime trop, je n’y arriverai pas.
— Alors demande à ton frère, à ton père ou à l’un de vos copains de le faire, peut-être qu’eux en seront capables. Mais explique-leur bien à tous qu’il faut qu’ils me tuent d’abord. Parce que si vous touchez à quelqu’un d’autre tant que je suis encore vivante, alors c’est moi qui vous tuerai, et tu sais que je le ferai, et je commencerai par toi. »
Marcello continua à se mordre un doigt avec acharnement. Puis il réprima une sorte de sanglot qui lui secoua la poitrine, tourna le dos et s’en alla.
Elle cria derrière lui :
« Et envoie quelqu’un pour récupérer la télévision, on n’en a pas besoin ! »
41
Tout arriva en à peine plus d’un mois et à la fin Lila me sembla heureuse. Elle avait trouvé une issue à son projet de chaussures, avait donné une chance à son frère et à toute la famille, s’était débarrassée de Marcello Solara et était devenue la fiancée du jeune homme aisé le plus estimé du quartier. Que pouvait-elle vouloir de plus ? Rien. Elle avait tout. Quand l’école reprit, mon quotidien me parut encore plus gris qu’à l’ordinaire. Je fus à nouveau absorbée par les études et, pour éviter d’être prise au dépourvu par mes professeurs, je me remis à bûcher jusqu’à vingt-trois heures et à mettre le réveil à cinq heures et demie. Je vis de moins en moins Lila.
En revanche j’approfondis mes relations avec le frère de Stefano, Alfonso. Bien qu’il ait travaillé tout l’été à l’épicerie, il avait brillamment réussi ses épreuves de rattrapage avec des sept dans chacune des matières où il avait été recalé : latin, grec et anglais. Gino, qui avait espéré qu’il échouerait pour pouvoir redoubler avec lui, en était vert. Et quand il se rendit compte que, maintenant que nous étions tous deux en dernière année du petit lycée, nous allions en classe et rentrions à la maison tous les jours ensemble, il devint encore plus amer, et même mesquin. Il n’adressa plus la parole ni à moi, son ex-petite amie, ni à Alfonso, son ex-voisin de table, alors qu’il se trouvait dans la salle de classe à côté de la nôtre et que nous le croisions souvent dans les couloirs, en plus de le voir dans les rues du quartier. Mais il alla plus loin, et la rumeur me parvint bientôt qu’il racontait de vilaines choses sur nous. Il disait que j’étais amoureuse d’Alfonso et que je le touchais pendant les cours, même si Alfonso ne me donnait rien en retour parce que, comme Gino le savait bien pour avoir été assis près de lui pendant un an, il n’aimait pas les femmes mais préférait les hommes. Je rapportai cette histoire au petit Carracci en m’attendant qu’il aille casser la figure à Gino, comme c’était obligatoire dans ces cas-là, mais il se contenta de répondre d’un ton méprisant, en dialecte : « Tout le monde sait bien que c’est lui, le pédé. »