Alfonso fut une découverte agréable et providentielle. Il émanait de lui une impression de propreté et d’éducation. Bien que ses traits soient très semblables à ceux de son frère – mêmes yeux, même nez et même bouche –, bien qu’en grandissant son corps soit en train de se modeler comme celui de Stefano, avec une grosse tête et des jambes un peu courtes par rapport au buste, et bien qu’ils aient tous deux la même douceur dans les gestes et le regard, je percevais en revanche chez Alfonso une totale absence de cette détermination qui était tapie dans toutes les cellules de son frère et qui en fin de compte, d’après moi, réduisait sa courtoisie à une sorte de tanière d’où il pouvait bondir à tout moment. Alfonso était un garçon apaisant, il faisait partie de ces personnes, rares dans notre quartier, dont on sait bien qu’elles ne nous feront jamais rien de mal. Nous faisions le trajet en échangeant juste quelques mots, mais sans aucune gêne. Il avait toujours ce dont j’avais besoin, et s’il ne l’avait pas courait se le procurer. Il m’aimait sans aucune tension et moi-même je le pris progressivement en affection. Le jour de la rentrée nous finîmes par nous asseoir côte à côte, ce qui était audacieux pour l’époque ; même si les autres garçons se moquaient de lui parce qu’il me tournait toujours autour, et même si les filles me demandaient sans arrêt si nous sortions ensemble, ni l’un ni l’autre ne voulut changer de place. C’était une personne de confiance. S’il voyait que j’avais besoin de temps pour moi, il m’attendait discrètement ou bien me saluait et s’en allait. S’il se rendait compte que je voulais qu’il reste à mes côtés, il restait même s’il avait des choses à faire.
Je me servis de lui pour échapper à Nino Sarratore. Quand, pour la première fois après Ischia, nous nous aperçûmes de loin, Nino vint aussitôt à ma rencontre, très amical, mais je me débarrassai sèchement de lui après avoir échangé deux mots. Et pourtant il me plaisait tellement, et dès que sa silhouette haute et mince apparaissait je devenais toute rouge et mon cœur battait la chamade. Et puis, maintenant que Lila était fiancée pour de vrai, fiancée officiellement – et avec quel fiancé ! pas un gamin mais un homme de vingt-deux ans, gentil, déterminé et courageux –, il était plus urgent que jamais que je me trouve moi aussi un copain enviable afin de rééquilibrer notre relation. Cela aurait été tellement beau de sortir à quatre, Lila avec son fiancé et moi avec le mien ! Certes, Nino n’avait pas de voiture rouge décapotable. Certes, c’était un lycéen et il n’avait pas le sou. Mais il faisait vingt centimètres de plus que moi, alors que Stefano faisait quelques centimètres de moins que Lila. Et quand il le voulait il s’exprimait dans un italien sorti des livres. Et il lisait, parlait de tout et était sensible aux grandes questions de la condition humaine, tandis que Stefano vivait enfermé dans son épicerie, parlait presque exclusivement en dialecte, n’avait pas dépassé l’école professionnelle, mettait sa mère qui faisait les comptes mieux que lui à la caisse et, même s’il était de bonne composition, était surtout sensible aux bonnes rentrées d’argent. Toutefois, j’avais beau être dévorée par la passion et voir tout le prestige que j’aurais obtenu aux yeux de Lila en me liant à lui, pour la deuxième fois depuis que je l’avais vu et en étais tombée amoureuse, je n’arrivai pas à nouer cette relation. Mes raisons me semblèrent bien plus solides qu’à l’époque de mon enfance. Le voir me faisait immédiatement revenir en mémoire Donato Sarratore, bien qu’ils ne se ressemblent pas du tout. Et la répugnance et la colère que suscitait en moi le souvenir de ce que son père m’avait fait sans que je sois capable de le repousser retombaient jusqu’à lui. Bien sûr, je l’aimais. Je voulais lui parler, me promener avec lui, et je me disais parfois en me tourmentant : mais pourquoi tu te comportes comme ça ? Le père n’est pas le fils, le fils n’est pas le père, fais donc comme Stefano a fait avec les Peluso ! Mais je n’y arrivais pas. Dès que je m’imaginais en train de l’embrasser, je sentais la bouche de Donato, et une vague de plaisir et de dégoût mêlait le père et le fils en une seule personne.
Pour compliquer encore la situation, survint un épisode qui m’alarma. Maintenant Alfonso et moi avions pris l’habitude de rentrer à la maison à pied. Nous allions jusqu’à la Piazza Nazionale et puis rejoignions le Corso Meridionale. C’était une longue promenade mais nous parlions des devoirs, des profs et de nos camarades, et c’était agréable. Quand voilà qu’une fois, peu après les étangs, au début du boulevard, je me tournai et eus l’impression de voir sur le terre-plein de la voie ferrée, en uniforme de contrôleur, Donato Sarratore. Je tressaillis de colère et d’horreur et détournai aussitôt les yeux. Quand je me tournai à nouveau pour regarder, il n’était plus là.
Que cette apparition ait été vraie ou fausse, le bruit qu’avait fait mon cœur dans ma poitrine resta imprimé en moi : ce fut comme un coup de feu et, je ne sais pourquoi, l’extrait de la lettre de Lila sur le bruit qu’avait fait la casserole en cuivre en éclatant me revint à l’esprit. Et le lendemain j’entendis ce bruit à nouveau, rien qu’en apercevant Nino. Alors, effrayée, je m’apaisai grâce à mon affection pour Alfonso, et à l’aller comme au retour je restai toujours près de lui. Dès qu’apparaissait la fine silhouette du garçon que j’aimais, je m’adressais au fils cadet de Don Achille comme si j’avais quelque chose de très urgent à lui dire et nous nous éloignions en bavardant.
Bref, ce fut une période confuse : j’aurais voulu me serrer contre Nino mais je restais accrochée à Alfonso. En outre, par peur qu’il ne s’ennuie et ne me quitte pour d’autres compagnies, je me comportai toujours très gentiment avec lui, lui parlant même parfois avec une voix toute flûtée. Mais à peine me rendais-je compte que je risquais de l’encourager dans son penchant pour moi, je changeais de ton. « Et s’il se méprend et me déclare son amour ? » m’inquiétais-je. Cela aurait été embarrassant, j’aurais été obligée de l’éconduire : Lila, qui avait mon âge, était fiancée à Stefano, un homme fait, ça aurait été humiliant de me mettre avec un gamin, le petit frère de son futur mari. Cependant mon esprit partait dans des directions incontrôlables et mon imagination vagabondait. Un jour où je rentrais avec Alfonso par le Corso Meridionale et où je le sentais à mon côté comme un chevalier m’escortant au milieu des mille dangers de la ville, je fus séduite par l’idée qu’aux deux Carracci, Stefano et lui, incombe la mission de nous protéger Lila et moi – même si c’était de manière différente – de la noirceur du monde et du mal, ce mal dont nous avions justement fait la première expérience quand nous avions monté l’escalier qui menait chez eux, et que nous étions allées récupérer les poupées que leur père nous avait volées.