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J’avais besoin de m’exprimer, ma tête débordait. J’avais recours à Lila, surtout pendant les vacances scolaires. Nous nous rencontrions et bavardions toutes les deux. Je lui parlais en détail de mes cours et de mes professeurs. Elle m’écoutait avec attention et j’espérais qu’elle serait intéressée au point d’en revenir à cette période où, en secret ou ouvertement, elle courait tout de suite se procurer les livres qui lui permettraient de se maintenir à mon niveau. Mais cela n’arriva jamais, c’était comme si une part d’elle tenait l’autre fermement en laisse. En revanche, elle prit bientôt l’habitude d’intervenir de manière soudaine et généralement ironique. Pour donner un exemple, je lui parlai un jour de mon cours de théologie et expliquai, pour l’impressionner avec les questions sur lesquelles je me triturais les méninges, que je ne savais pas quoi penser du Saint-Esprit, je ne comprenais pas bien à quoi il servait. Je me mis à réfléchir à haute voix : « Mais qu’est-ce que c’est ? Une entité subordonnée au service à la fois de Dieu et de Jésus, une espèce de messager ? Ou une émanation des deux premières personnes, comme un fluide miraculeux qui viendrait d’eux ? Mais, dans le premier cas de figure, comment est-il possible qu’une entité soit un messager et en même temps fasse tout un avec Dieu et son fils ? Est-ce que c’est comme dire que mon père, qui est portier à la mairie, fait tout un avec le maire et avec le commandant Lauro ? Par contre, si on regarde le deuxième cas de figure, eh bien, un fluide, la sueur, la voix, ce sont des parties de la personne dont ils émanent : or comment peut-on concevoir le Saint-Esprit séparé de Dieu et de Jésus ? Ou alors le Saint-Esprit est la personne la plus importante, et les autres ne sont que deux de ses modalités : sinon je ne comprends pas à quoi il peut servir. » Lila, je me souviens, se préparait pour sortir avec Stefano : ils allaient dans un cinéma du centre avec Pinuccia, Rino et Alfonso. Je la regardais pendant qu’elle mettait sa jupe neuve, sa veste neuve, et c’était vraiment une autre personne désormais – même ses chevilles n’étaient plus comme deux brindilles. Cependant je vis que ses yeux se faisaient tout petits, comme quand elle cherchait à saisir quelque chose qui risquait de lui échapper. Elle lança en dialecte : « Tu perds encore ton temps avec ces machins, Lenù ? Tu ne vois pas que nous volons au-dessus d’une boule de feu ? La partie qui s’est refroidie flotte sur la lave : c’est sur cette partie qu’on construit les immeubles, les ponts et les routes. De temps en temps la lave sort du Vésuve ou bien provoque un tremblement de terre qui détruit tout. Il y a tout un tas de microbes qui rendent malades et qui tuent. Il y a les guerres. C’est partout la misère qui nous rend tous méchants. Chaque seconde, il peut se produire quelque chose qui te fera tellement souffrir que tu n’auras pas assez de larmes pour pleurer. Et toi qu’est-ce que tu fais ? Un cours de théologie où tu t’efforces de comprendre ce que c’est que le Saint-Esprit ? Laisse tomber, c’est le diable qui a inventé le monde, pas le Père, le Fils ni le Saint-Esprit ! Tu veux voir le collier de perles que Stefano m’a offert ? » En gros c’est ainsi qu’elle me parla, me jetant dans la confusion. Et ce ne fut pas la seule fois : cela se produisit de plus en plus souvent, au point que ce ton finit par devenir permanent et être sa manière de me tenir tête. Si je disais quelque chose sur la Très Sainte Trinité, en quelques répliques expéditives mais presque toujours indulgentes Lila anéantissait toute possibilité de conversation et se mettait à me montrer les cadeaux de Stefano – la bague de fiançailles, le collier, une nouvelle robe, un petit chapeau –, tandis que tous les sujets qui me passionnaient et me permettaient de me faire mousser auprès des professeurs, qui du coup me considéraient comme excellente, s’affaissaient dans un coin vidés de leur sens. Je laissais tomber les idées et les livres. Je me mettais à admirer tous ces cadeaux qui contrastaient tellement avec la pauvre demeure de Fernando le cordonnier ; j’essayais les robes et les accessoires de valeur ; je reconnaissais presque tout de suite que sur moi ils ne seraient jamais aussi beaux que sur elle ; et puis je m’en allais.

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Dans son rôle de fiancée, Lila fut très enviée et causa bien de l’agacement. D’ailleurs sa manière d’être énervait déjà quand elle était une gamine maigrelette, alors vous pensez bien, maintenant qu’elle était une jeune fille aussi chanceuse ! Elle-même me parla de l’hostilité croissante de la mère de Stefano et surtout de Pinuccia. Les deux femmes portaient clairement leur antipathie écrite sur le visage. Mais pour qui se prenait-elle, la fille du cordonnier ? Quel filtre maléfique avait-elle fait boire à Stefano ? Comment se faisait-il que, dès qu’elle ouvrait la bouche, il ouvrait aussitôt le portefeuille ? Elle veut venir faire la patronne chez nous ?

Si Maria se contentait de faire la tête en silence, Pinuccia ne se retenait pas et explosait en s’adressant ainsi à son frère :

« Pourquoi elle, tu lui achètes tout, alors que moi tu m’achètes jamais rien ? En plus, à chaque fois que je trouve quelque chose de joli, tu ne fais que me critiquer en disant que ce sont des dépenses inutiles ! »

Stefano affichait son demi-sourire tranquille et ne répondait rien. Mais bientôt, fidèle à sa ligne conciliante, il se mit aussi à faire des cadeaux à sa sœur. C’est ainsi que débuta une compétition entre les deux jeunes filles, qui allaient ensemble chez le coiffeur et s’achetaient des toilettes identiques. Mais cela ne fit que rendre Pinuccia encore plus aigrie. Elle n’était pas laide, avait quelques années de plus que nous et était peut-être mieux formée, mais l’effet que produisait n’importe quel vêtement ou accessoire sur Lila était sans comparaison avec l’effet produit sur elle. La première à s’en rendre compte fut sa mère. Maria, quand elle voyait Lila et Pinuccia prêtes à sortir, même coiffure et même robe, trouvait toujours le moyen de changer de sujet et d’arriver, par des voies de traverse et avec un ton faussement inoffensif, à critiquer sa future belle-fille pour quelque chose qu’elle avait fait plusieurs jours avant, comme laisser la lumière allumée dans la cuisine ou le robinet ouvert après avoir pris un verre d’eau. Puis elle tournait le dos comme si elle avait beaucoup à faire et bougonnait, sinistre : « Rentrez de bonne heure ! »

Et nous aussi, les filles du quartier, nous eûmes bientôt des problèmes du même genre. Tous les jours chômés, Carmela (qui insistait pour qu’on l’appelle Carmen), Ada et Gigliola commencèrent à se mettre sur leur trente et un afin de rivaliser avec Lila – même si elles ne l’avouaient ni aux autres ni à elles-mêmes. Gigliola surtout, qui travaillait à la pâtisserie et qui, même si ce n’était pas officiel, s’était mise avec Michele Solara, s’achetait et se faisait acheter de belles choses exprès pour pouvoir se pavaner quand elle allait se promener à pied ou en voiture. Mais il n’y avait pas de compétition possible, Lila semblait hors de portée, comme quelque silhouette ensorcelante vue à contre-jour.

Au début nous tentâmes de la retenir et de lui imposer nos vieilles habitudes. Stefano fut enrôlé dans notre groupe où il fut chouchouté et flatté, ce qui eut l’air de lui plaire, au point qu’un samedi, peut-être poussé par la sympathie qu’il éprouvait pour Antonio et Ada, il dit à Lila : « Demande à Lenuccia et aux enfants de Melina s’ils veulent venir manger quelque chose avec nous demain soir. » Par « nous » il entendait eux deux plus Pinuccia et Rino, qui désormais tenait beaucoup à passer son temps libre avec son futur beau-frère. Nous acceptâmes, mais ce fut une soirée compliquée. Ada, craignant de détonner, se fit prêter une robe par Gigliola. Stefano et Rino ne choisirent pas une pizzeria mais un restaurant à Santa Lucia. Comme ni Antonio, ni Ada, ni moi n’étions jamais allés au restaurant, un truc de bourgeois, nous fûmes terrassés par l’anxiété : comment s’habiller ? et combien ça allait coûter ? Alors que les quatre autres s’y rendirent en Giardinetta, nous arrivâmes en bus jusqu’à la Piazza Plebiscito et fîmes le reste du trajet à pied. Une fois parvenus à destination, ils commandèrent nonchalamment toute une série de plats et nous presque rien, de peur que l’addition ne se révèle trop élevée pour nos possibilités. Nous demeurâmes presque toujours silencieux, parce que Rino et Stefano parlèrent surtout d’argent et ne pensèrent jamais à impliquer dans leurs différentes conversations ne serait-ce qu’Antonio. Ada, refusant de se résigner à la marginalité, essaya pendant toute la soirée d’attirer l’attention de Stefano à grand renfort de minauderies, ce qui déplut à son frère. Pour finir, quand il fallut payer, nous découvrîmes que l’épicier y avait déjà pourvu, et si cela ne dérangea pas du tout Rino, Antonio rentra chez lui furieux : il avait le même âge que Stefano et le frère de Lila, il travaillait comme eux, et il s’était senti traité comme un moins-que-rien. Mais ce qui était encore plus frappant c’était qu’Ada et moi, avec des sentiments différents, nous nous aperçûmes que dans un lieu public, en dehors de nos relations amicales en tête à tête, nous ne savions pas quoi dire à Lila, ni comment nous comporter avec elle. Elle était tellement bien maquillée et habillée qu’elle semblait faite pour la Giardinetta, la décapotable et le restaurant de Santa Lucia, mais désormais physiquement inadaptée à prendre le métro avec nous, monter dans un bus, se promener à pied, manger une pizza sur le Corso Garibaldi, aller au cinéma de la paroisse ou danser chez Gigliola.