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En ces occasions, j’étais la seule à ne pas me taire et à désapprouver explicitement les critiques de Pasquale. Je rétorquais par exemple : mais c’est pas facile de fuir de la maison ; c’est pas facile d’agir contre la volonté de ceux que tu aimes ; d’ailleurs rien n’est facile, et c’est bien pourquoi tu la critiques au lieu de t’en prendre à ton copain Rino : c’est lui qui l’a fichue dans ce pétrin avec Marcello, et si Lila n’avait pas trouvé le moyen d’en sortir elle aurait fini par devoir l’épouser. Je concluais avec un panégyrique de Stefano, disant que parmi tous les garçons qui connaissaient Lila depuis son enfance et l’aimaient, c’était le seul qui avait eu le courage de la soutenir et de l’aider. Tombait alors un silence désagréable, et je me sentais très fière d’avoir réfuté toutes les critiques contre mon amie avec un ton et une langue qui, en plus, les avaient impressionnés.

Mais un soir on finit par se disputer méchamment. Nous mangions tous, y compris Enzo, dans une pizzeria du Rettifilo, un endroit où l’on pouvait prendre une margherita et une bière pour cinquante lires. Cette fois, ce sont les filles qui commencèrent : Ada, je crois, dit qu’elle trouvait Lila ridicule de se balader toujours avec des coiffures impeccables et des vêtements dignes de Soraya même pour mettre le poison anti-cafards devant la porte de chez elle, et cela nous fit tous plus ou moins rire. Puis, une chose en amenant une autre, Carmela finit par dire clairement que, selon elle, Lila s’était mise avec Stefano pour l’argent, pour caser son frère et le reste de sa famille. Je commençais mon habituel travail de défense quand Pasquale m’interrompit et dit :

« Mais c’est pas ça, l’important ! L’important c’est que Lina sait d’où provient cet argent.

— Tu vas pas encore nous ressortir Don Achille, le marché noir, les trafics, l’usure et toutes les saletés d’avant et d’après la guerre ? m’exclamai-je.

— Si ! Et si ton amie était là, elle me donnerait raison.

— Stefano n’est qu’un commerçant qui sait vendre.

— Et l’argent qu’il a mis dans la cordonnerie des Cerullo, il vient de l’épicerie, peut-être ?

— Pourquoi ? Tu crois qu’il vient d’où ?

— Il vient des bijoux des mères de famille que Don Achille avait cachés dans son matelas. Lina fait sa bourgeoise avec le sang de tous les pauvres gens du quartier. Et elle se fait entretenir, elle et toute sa famille, avant même d’être mariée. »

J’allais lui répondre quand Enzo intervint avec son détachement habituel :

« Pardon, Pascà, qu’est-ce que tu veux dire, par “se fait entretenir” ? »

Il me suffit d’entendre cette question pour comprendre que ça allait mal se terminer. Pasquale devint rouge et gêné :

« Entretenir ça veut dire entretenir. Excuse-moi, mais qui c’est qui paye, quand Lina va chez le coiffeur ou quand elle s’achète des habits et des sacs ? Et qui a mis l’argent dans la cordonnerie pour que le savetier puisse jouer au fabricant de chaussures ?

— Bref, tu es en train de dire que Lina n’est pas amoureuse, pas fiancée, ne se mariera pas bientôt avec Stefano, mais qu’elle s’est vendue ? »

Nous restâmes tous silencieux. Antonio bredouilla :

« Mais non, Enzo, c’est pas ce que Pasquale veut dire. Tu sais bien qu’il aime Lina comme nous l’aimons tous. »

Enzo lui fit signe de se taire :

« Tais-toi, Anto’, laisse Pasquale répondre. »

Pasquale dit sombrement :

« Eh bien oui, elle s’est vendue ! Et elle s’en fout s’il pue, l’argent qu’elle dépense tous les jours. »

À ce moment-là je tentai à nouveau d’intervenir, mais Enzo me toucha le bras :

« Excuse, Lenù, mais je voudrais bien savoir comment Pasquale appelle une femme qui se vend. »

Là Pasquale eut un accès de violence que nous lûmes tous dans son regard et lança ce que, depuis des mois, il avait envie de dire et de hurler à tout le quartier :

« Une traînée, je l’appelle une traînée ! Lina s’est comportée et se comporte comme une traînée ! »

Enzo se leva et dit presque à voix basse :

« Viens dehors. »

Antonio bondit, retint par un bras Pasquale qui voulait se lever, et dit :

« Allez, faut pas exagérer, Enzo. Ce que dit Pasquale n’est pas une accusation, c’est juste une critique qu’on a tous envie de faire. »

Enzo répondit, cette fois à haute voix :

« Pas moi. » Et il se dirigea vers la sortie en scandant : « Je vous attends dehors tous les deux. »

On interdit à Pasquale et Antonio de le suivre et il ne se passa rien. Ils se contentèrent de se faire la tête pendant un moment, puis tout redevint comme avant.

46

J’ai raconté cette dispute pour expliquer comment cette année se déroula et quelle atmosphère entoura les choix de Lila, en particulier parmi les jeunes gens qui, secrètement ou explicitement, l’avaient aimée et désirée, et qui selon toute probabilité l’aimaient et la désiraient encore. Quant à moi, j’ai du mal à dire dans quel méli-mélo de sentiments je me trouvais. En toute occasion je défendais Lila et j’aimais le faire – j’aimais m’écouter parler avec l’autorité de celle qui fait des études difficiles. Mais je savais que j’aurais raconté tout aussi volontiers, peut-être en exagérant un peu, qu’en réalité Lila avait été derrière toutes les initiatives de Stefano, et moi avec elle, progressant étape après étape comme si c’était un problème de mathématiques jusqu’au résultat final : se caser, caser son frère, essayer de réaliser le projet de fabrique de chaussures et même trouver l’argent pour faire réparer mes lunettes quand elles se cassaient.

Je passais devant la vieille boutique de Fernando et éprouvais le sentiment d’une victoire par personne interposée. Lila, à l’évidence, avait gagné. La cordonnerie, qui n’avait jamais eu d’enseigne, exhibait à présent au-dessus de sa vieille porte une espèce de plaque où était écrit : Cerullo. Fernando, Rino et les trois apprentis étaient au travail : ils collaient, cousaient, martelaient et ponçaient du matin jusqu’à la nuit tombée, courbés sur leurs établis. On savait que père et fils se disputaient beaucoup. On savait que, d’après Fernando, il était impossible de réaliser les chaussures, surtout celles pour femme, telles que Lila les avait imaginées : ce n’étaient que des fantaisies de petite fille. Rino soutenait le contraire et allait chercher Lila pour lui demander d’intervenir. Mais Lila disait qu’elle ne voulait plus en entendre parler, alors Rino allait voir Stefano et le traînait à la boutique pour qu’il donne des ordres précis à son père. Stefano s’y rendait et regardait longuement les dessins de Lila accrochés aux murs, souriant tout seul, puis disait tranquillement qu’il voulait exactement les chaussures que l’on voyait dans ces petits cadres, il les avait accrochés là exprès. Bref, tout marchait au ralenti. D’abord les apprentis recevaient les instructions de Fernando, puis Rino les modifiait, tout s’arrêtait et on recommençait ; Fernando s’apercevait des changements et rechangeait tout, alors Stefano arrivait et hop, on repartait de zéro ; ça finissait par des hurlements et de la casse.